Circuit de Montjuich, Barcelona, España, le 27 avril 1975
Accroupi derrière un pilier de soutènement, je cale contre le rail le Canon gagné à un concours Sport Auto.
Le GP d’Espagne est parti à 13 heures, déjà une vingtaine de tours couverts. Les autos s’inscrivent une à une sur le dépoli dont la mise au point est réglée sur la butte que marque la grande courbe après la ligne de départ.
Patrice Vatan
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L’expression galvaudée d’être au centre du monde s’applique ici et maintenant. Montjuich : un saute-mouton à plus de 200 km/h serpentant entre des jardins tropicaux plantés parmi des palais art déco, vestiges de l’exposition universelle de 1929.
Les circuits les plus beaux sont les plus dangereux. Montjuich a la beauté du diable et de sa fidèle servante aux dents vertes.
J’ai en tête le double conseil de Didier Braillon.
1 : toujours garder un œil sur la réalité de la piste quand on a l’autre dans le viseur. 2 : ne jamais tourner le dos aux voitures quand on marche le long du rail. De ce dernier je me souviendrai tout à l’heure.

Le levier d’avancement se bloque, plus de pellicule… Damned !
j’émerge de l’univers trompeur de la visée reflex et me rattrape la vraie vie en trois dimensions, plus une, la folie.
Il semble que Stommelen soit en tête, suivi de Pace. Deux options : remonter vers la ligne de départ ou faire le tour du circuit en espérant revenir à temps pour l’arrivée. J’opte pour cette alternative.
Mon côté gauche est balayé par le souffle brûlant exhalé par les monoplaces tutoyant le rail pour négocier l’épingle à gauche, dite Miramar.
Des trognes déformées par le grillage qui les écrase me suivent avec une sale lueur d’envie dans l’œil qui, brutalement, s’arrondit de stupeur, puis d’effroi alors qu’une houle horrifiée gronde dans mon dos.
Je pivote et capte à l’extrême bord de mon champ de vision un éclair blanc qui vole par-dessus le rail, enfonce le grillage. Une pièce de carrosserie rebondit sur la piste, sans doute un aileron. J’étais là il y a dix minutes.
Une voiture blanche est sortie. Laquelle ? Stommelen sur la Hill ? La Brabham de Pace ? Pas la Hesketh de Hunt et la Parnelli d’Andretti qui ont abandonné. L’Ensign de Wunderink ? Migault sur l’autre Hill ?
Au milieu d’une confusion indescriptible, je remonte la piste alors que la Guardia Civil déboule et frappe du bâton sur le rail qui résonne en un glas funèbre. Fuera ! Fuera !
Ça tourne toujours, Mass passe, suivi dans sa roue, de Ickx.

J’arrive non sans mal sur les lieux. On dirait qu’une bombe a explosé. Des corps sans vie, l’odeur métallique du sang. Des restes de sa Hill, Stommelen a été extrait, il est très salement amoché mais Merzario et Wilson Fittipaldi sont à son chevet.
Le Canon en batterie, Guy Royer shoote. Il a percé lui aussi le mur défensif formé par la Guardia Civil. Auront payé leur passion au prix fort, un pompier, un commissaire et deux photographes.
Trois tours plus tard, la course est interrompue sur la victoire de Jochen Mass, Jacky Ickx deuxième dans sa roue. Attribution de la moitié des points. Lella Lombardi, sixième sur sa March-Ford, est gratifiée d’un demi-point, devenant la première femme à marquer en Grand Prix et le resterait cinquante ans plus tard.
Nul ne retournera plus jamais à Montjuich.
