Ça faisait 54 ans qu’il était dans le business. Frank Williams y a tout connu, la gloire, le respect, la crainte, les emmerdes, la démerde, la douleur. Il ne se voyait en tout cas certainement pas « descendre du bus » de son vivant. Les circonstances en ont décidé autrement.
En vendant son écurie au fonds d’investissement américain Dorilton Capital, la famille Williams – Claire en tête – a jugé qu’il n’était plus vivable de s’accrocher comme une bernique obstinée à un rocher de plus en plus appelé à se fendre. La Formule 1 continuera en l’absence d’un de ses plus iconiques représentants. Un de plus.
Pierre Ménard
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Une crise ancienne
Bien sûr, Frank Williams ne dirigeait plus son équipe depuis 2012. Sa fille Claire en avait repris le volant, mais celui qu’on a surnommé – un peu facilement – « l’homme de fer » restait tapi dans l’ombre, et toutes les directives lui étaient respectueusement transmises, comme pour une ultime approbation tacite. Il était le dernier survivant d’une époque révolue, il aura fallu un cocktail détonant de contre-performances et de crise sanitaire pour mettre un terme à une des plus fascinantes épopées du sport automobile d’après-guerre. La rencontre explosive entre les mauvais résultats et le Covid19 peut-elle justifier la fin de l’écurie Williams telle qu’on l’a toujours connue (1) ? En partie. Mais insuffisant comme explication. On peut dire sans guère se tromper que la descente aux enfers fut amorcée il y a vingt ans, lors du partenariat scellé entre l’écurie de Grove et le géant bavarois BMW.
Sur le papier, le couple en jetait. Après les succès des mariages avec Cosworth, Honda (2) et surtout Renault, celui avec l’entité allemande semblait replacer la puissante structure de Frank et Patrick Head sur les rails du succès. Connaissant la rigueur et l’énorme capacité technique de Williams Grand Prix Engineering, le doute n’était pas permis : d’ici deux à trois ans, on pourrait aligner de nouvelles coupes dorées dans la pièce aux trophées gérée par Jonathan Williams, le fils de Frank. Et c’est là que l’os se glissa.
Ambiance anglo-allemande à revoir
Contrairement aux précédentes, la mayonnaise anglo-allemande ne prit jamais. Elle sembla monter correctement à plusieurs reprises mais, comme en cuisine, il fallut la rebattre vigoureusement à chaque affaissement. Et, comme en cuisine, quand c’est raté, c’est raté ! La grande différence avec les alliances signées avec les motoristes susnommés est que cette fois-ci, les intentions étaient plus perverses. Ni Honda, Ni Cosworth, ni Renault ne demandèrent quoi que ce soit à Head ou Williams concernant les petits secrets de la boutique. Ils se faisaient forts d’amener le meilleur bloc qui soit à Didcot, et l’équipe faisait le reste. Williams produisait des châssis ultra-compétitifs, à défaut d’être révolutionnaires. Et la mayonnaise prit à chaque fois.
Dès la deuxième saison du groupe Williams-BMW en 2001, il fut patent pour les observateurs les plus affûtés que les discours officiels ne cadraient pas vraiment avec la réalité du terrain. Les résultats commençaient, certes, à arriver, mais de façon trop parcellaire. Un coup de pot ici, des cadeaux inespérés là, mais pas véritablement de performances convaincantes. La gêne s’accrut manifestement lors des deux années suivantes. Williams était pourtant de plus en plus installée dans le train de tête, l’écurie allant même en 2003 jusqu’à disputer à l’ogre Ferrari le titre mondial dans les dernières extrémités. Mais le flot de vacheries balancées d’un côté comme de l’autre laissait à penser que les assiettes volaient bas entre Grove et Munich.
Lors d’une conférence de presse début 2005 Mario Theissen, le directeur technique de BMW Motorsport alla même jusqu’à asséner à un auditoire médusé que « l’influence du moteur sur une victoire est devenue de moins en moins importante. Le châssis, le pilote et les pneus jouent un rôle de plus en plus grand ». Autrement dit : si l’écurie que nous équipons nous fournissait du meilleur matériel, on aurait déjà gagné cette couronne mondiale qui se refuse à nous ! Chez Williams, on n’était pas en reste, accusant l’Allemand de vouloir « jouer les petits chefs ». Comme on peut le constater, l’ambiance dans le couple était au beau fixe !
L’outrageuse proposition
Une des données du problème fut que l’écurie Williams avait effectivement perdu une grande partie de son savoir-faire technique. Patrick Head avait pris du recul depuis quelque temps, laissant le dessin à d’autres ingénieurs. Ingénieurs qui furent tour à tour accusés des récentes contre-performances et durent céder leur fauteuil à d’autres. Cette valse des concepteurs fut à l’évidence néfaste pour l’évolution de la structure germano-britannique. De l’autre côté, BMW ne jouait pas la carte du fidèle fournisseur de propulseurs. L’ogre teuton voulait plus : le rachat total de l’écurie pour pouvoir assoir son pouvoir sur la F1 et construire enfin une Formule 1 « allemande » qui damerait le pion à l’ennemi Mercedes (3). C’est sur ce strict point que l’affaire capota finalement.
C’était mal connaître Francis Owen Garbett Williams que de lui avancer une pareille proposition pas si honnête. Le fier constructeur avait dû faire face à l’adversité depuis sa plus tendre enfance lorsqu’il perdit son père, aviateur descendu par les « Krautz » (4) durant une mission au-dessus de l’Allemagne. Elevé à la dure en Ecosse chez les frères Maristes, il s’était forgé tout seul sur les pistes, avait dû ramer comme un damné pour gagner le moindre penny, avait vu le monde de la Formule 1 lui rire au nez, avant de le craindre pour ce qu’il était devenu, un compétiteur exigeant et glacé ayant bâti sa fabuleuse carrière à la force du poignet. Sans parler de cet accident en 1986 qui le laissa infirme à vie, mais encore plus affamé de compétition. Frank inspirait le respect à défaut de l’empathie. Qu’on ait osé imaginer le priver de ce qu’il avait toujours refusé de lâcher, à savoir sa liberté d’entreprendre, lui était insupportable (5). Il ne voulait tout simplement pas vendre son bien, surtout à des Allemands ! A partir de là, les choses ne pouvaient que se gâter et c’est ainsi qu’on en arriva au divorce au milieu de l’année 2005.
Le crève-cœur
BMW racheta finalement le gentil Sauber qui ne demandait qu’à être sauvé des eaux, surtout par une main germanique, pour finalement arrêter les frais en 2009 avec la crise mondiale – sans avoir pu toucher les dividendes de son investissement. Quant à Williams, il tenta de nouveaux partenariats. Toyota, Renault, Mercedes, Cosworth, se succédèrent à l’arrière des monoplaces de Grove, mais rien n’y fit. Si l’on excepte l’ahurissante – et incompréhensible – victoire de Pastor Maldonado au Grand Prix d’Espagne 2012, le dernier succès significatif de l’écurie est à mettre au compte de Juan Pablo Montoya au Brésil en 2004. Dès lors, la légendaire équipe anglaise (ne dites pas « britannique » ! Frank vous regarderait sévèrement et rectifierait : « no, english ».) ne va plus cesser de s’enfoncer dans la mélasse de la médiocrité pour finalement en arriver à ce crève-cœur tant redouté, mais inéluctable : la vente pure et simple. Même Frank l’obstiné, le têtu, l’hyper-nationaliste sut à ce moment-là qu’il n’y avait plus rien d’autre à faire.
La Formule 1 est à l’image du monde, en perpétuelle mutation. Qu’on les approuve ou non, ces changements radicaux sont censés mieux faire bouger les acteurs. Mais un jour ou l’autre, ils quittent la scène. Qui aurait pu imaginer il y a quelques décennies que la Formule 1 se conjuguerait sans Maserati ? Sans Brabham, Lotus, Tyrrell, Ecclestone ou Dennis ? Sans ces noms qui nous ont fait rêver, mais qui ne sont pas éternels. Que se serait-il passé si Frank Williams avait accepté la main tendue par BMW ? Si Colin Chapman avait trouvé un solide repreneur pour pérenniser le nom de Lotus ? Le seul finalement qui ait compris qu’il fallait savoir lâcher du lest fut Enzo Ferrari, qui signa avec FIAT à Turin un beau jour de juin 1969 un accord lui enlevant une partie de sa liberté chérie, mais lui garantissant que son patronyme existerait longtemps après sa mort.
Notes
(1) Williams va continuer à courir, puisque rachetée. La seule question qui prévaut est : jusqu’à quand ? Frank courait pour la jouissance unique et extrême du sport automobile, qu’en sera-t-il de la part d’un fonds d’investissement américain ?
(2) Même s’il s’est terminé en eau de boudin fin 1987, le partenariat Williams-Honda fut récompensé par un titre pilote et deux titres constructeurs.
(3) Lors de l’annonce du partenariat Williams-BMW en 1998, le constructeur bavarois lança avec arrogance : « Il ne nous faudra pas attendre 65 courses pour gagner », faisant allusion à l’Etoile de Stuttgart qui équipait alors McLaren. Au final, McLaren-Mercedes enleva trois titres pilotes (1998, 1999, 2008) et un constructeur (1998), là où BMW scora un zéro pointé.
(4) Terme péjoratif utilisé par les Anglais pour qualifier les Allemands, assimilable à nos « Boches » ou « Schleus ».
(5) Il est à noter que le conseil d’administration de BMW ne valida au final pas la volonté de rachat de l’écurie Williams, mais c’était trop tard : le mal était fait !
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