Il nous arrive de recevoir des contributions spontanées de lecteurs si discrets que jamais ils ne mettent le moindre commentaire sur nos articles. Ils disparaissent ensuite sinon pour toujours, du moins pour de longues périodes. Comme chaque année, ce jour triste du 6 octobre vient heurter nos souvenirs d’enfants, de jeunes hommes ou d’hommes. La disparition de François Cevert a marqué tous ses contemporains. Même indifférents au sport automobile. Nous laisserons à Jean Villers son approche originale, mais non moins troublante, de cet anniversaire.
Olivier Rogar
Au cinquantième anniversaire de la disparition de François Cevert, dans la mesure où de beaux hommages et résumés de sa carrière n’ont pas manqué de fleurir, j’ai eu envie de faire vivre un instant par l’imaginaire et l’écriture ce couronnement qu’il avait fait espérer à toute la France et à tous ceux qui étaient sensibles à l’élégance, à la beauté du geste et au talent, cette apothéose à laquelle le destin avait fermé brutalement la porte, à la stupeur générale.
J’allais sur mes 15 ans, ce 6 octobre 1973. Longtemps après, ma mère me redisait « tu n’as jamais été aussi abasourdi que lorsque tu as appris la mort de François Cevert ». Cet épisode demeure encore et toujours dans un repli douloureusement sentimental de mon âme.
Ce jour ( 25/02/2024) même marque le 80ème anniversaire de sa naissance. Je crois que quelque part en Ecosse, Sir Jackie y songe avec émotion.
Jean Villers
Selon l’expression en vogue à l’époque, la nouvelle venait de tomber sur les téléscripteurs de l’A.F.P. tard dans la soirée de ce 6 octobre 1974: « ce dimanche, sur le circuit de Watkins Glen dans l’état de New-York, notre compatriote François Goldenberg est devenu le premier français champion du monde de Formule 1 en remportant l’ultime course de la saison… »
1974, une saison si pleine de rebondissements, après un hiver agité qui a vu Fittipaldi passer de Lotus à McLaren, Ferrari engager Lauda et faire revenir Regazzoni tandis que Goldenberg était promu premier pilote chez Tyrrell suite au retrait de Stewart, triple champion du monde. À la veille de la tournée nord-américaine qui en constitue l’apothéose, de Mosport au Canada à Watkins Glen, le tandem des pilotes Ferrari, Regazzoni (46 pts.) et Lauda (38 pts.) encadre Goldenberg (45 pts.) et Fittipaldi (43 pts.) au classement. Peterson, le Leader du team JPS Lotus, nanti de seulement 31 pts. n’a plus qu’une chance purement mathématique.
Après Mosport qui a vu la victoire de Fittipaldi devant Regazzoni et Peterson, la situation semble définitivement décantée au profit des deux premiers qui se retrouvent à égalité de points (52), le brésilien ayant l’avantage de compter 3 victoires contre une seule au suisse. Conséquence de son abandon dans l’Ontario, Goldenberg ne garde qu’une chance toute théorique puisqu’il pointe désormais 7 points derrière le duo restant en lice pour le titre mondial.
Malgré la forme éclatante affichée par les splendides Brabham BT44 blanches surlignées de l’élégant liseré tricolore du sponsor Martini, le français qui retrouve le terrain fétiche de sa première victoire, s’apprête à nous rejouer le coup de 1971. Ken Tyrrell n’a pas lésiné sur les moyens, octroyant à son pilote un Cosworth DFV du tout dernier cri, à peine rodé et qui marche le tonnerre. À tel point que certains s’interrogent sur sa cylindrée effective ou sur le taux d’octane du carburant fourni par Elf, comme ce fut parfois le cas au plus fort de la domination de Stewart.
La voiture bleue d’Ecosse s’envole donc conformément aux prévisions, sachant que la victoire ne suffira pas en soi. Il faut compter sur les Brabham qui terminent la saison en force pour verrouiller le podium et encore sur la pugnacité de James Hunt pour contenir Fittipaldi en cinquième position. Le scénario impensable est en train de se dérouler ; déjà officiels et team principals sortent leurs calculettes tandis que journalistes, suiveurs et amateurs se lancent dans les plus folles spéculations : si tout reste ainsi, il y aura deux champions du monde, comptant chacun le même nombre de points (54), le même nombre de victoires (3 tous les deux) et qui demeurent inséparables au nombre des places d’honneur et accessits ( chacun 2X second, 2X troisième, 2X cinquième et encore 1X quatrième).
On est bien obligé de rêver certaines choses pour qu’elles puissent exister l’espace d’un instant. À présent il faut bien se frotter les yeux, se réveiller et se soumettre à l’évidence : les rêves ne sont pas faits pour se matérialiser. La vérité est que François Goldenberg-Cevert a remporté son seul et unique grand-prix sur ce même circuit le 3 octobre 1971. La vérité, nous le savons tous, est que l’accident du 6 octobre 1973 était sans pardon. François Cevert n’a pas su que Jackie Stewart allait se retirer et que son ami et mentor écossais le désignait à sa succession. Le passage de témoin n’aura ainsi jamais eu lieu et il hante pourtant tous les esprits.
Cet homme magnifique, si jeune encore, dont les yeux perçaient le cœur des plus jolies femmes aussi sûrement qu’ils évaluaient une trajectoire, dont les mains couraient aussi précises la sonate pour piano qu’elles maîtrisaient le volant de son bolide, ce fils du bijoutier Charles Goldenberg qui s’alignait en course sous le patronyme de sa mère, ce garçon surdoué pour la vie auquel la naissance, le talent, le charisme et la beauté promettaient tous les enchantements de l’existence n’aura jamais réalisé cet accomplissement ultime.
Le 6 octobre, il y a cinquante ans, j’étais un adolescent dévasté, incrédule et en larmes. J’avais au jour près exactement la moitié de son âge. Si longtemps après j’ai simplement cherché à explorer les ressources et les beautés d’un futur antérieur, j’ai souhaité suspendre brièvement la réalité, venger le passé et m’offrir le spectacle de ce qui aurait tout aussi bien pu advenir selon le destin qui lui semblait tout tracé.