Jeune pour toujours
La présence à Montlhéry de gens aussi prestigieux que les acteurs majeurs de ce début des 70’s ne pouvait que faire grimper l’adrénaline de tous les participants à cette mémorable journée du 5 octobre 2013. Le ferveur et la passion provoquèrent de gentilles bousculades pour faire signer les livres ou prendre la photo qu’on encadrera en bonne place dans son séjour. Nous avons pu nous aussi nous faufiler auprès des héros du jour pour aller grapiller quelques bonnes paroles autorisées.
Pierre Ménard
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C’est Claude Furiet (« Fufu » pour les intimes) que nous alpaguons en premier dans le calme de ce gymnase pas encore surchauffé par l’arrivée des résidents suisses… L’ancien directeur de l’action commerciale chez Alpine (on ne disait pas marketing à l’époque) ne se fait pas prier pour évoquer les débuts de François avec la marque dieppoise :
« Je l’ai connu sur toute sa période Alpine car il était à la fois pilote et vendeur. On était ensemble rue Forest, on avait chacun un bureau et une Berlinette, et on faisait essayer les voitures aux clients. Nos liens d’amitiés se sont perpétués au-delà, tout au long de sa carrière. Nous avions chez Alpine d’excellents pilotes, mais François venait de la monoplace et de ce fait, son pilotage en faisait un redoutable essayeur-démonstrateur Je me rappelle de certaines fois où les clients revenaient un peu blêmes. Et parfois l’un d’eux venait me voir et me disait : « Mais… c’est François Cevert » ? Le gars était tout heureux d’être monté avec François, vous pensez ! C’est qu’il commençait à être connu ! Et surtout, il avait tout pour lui : beau gosse, belle famille, sachant parler, etc. Pour nous, c’était parfait. Pour être honnête, il n’était pas très content de sa voiture car en réalité, ce n’était pas une bonne Alpine de Formule France. Patrick Depailler, qui s’était installé à Dieppe, avait pu mieux choisir sa voiture, qui était meilleure que celle de François. François ne s’est débrouillé tout de même pas trop mal avec, mais la vendit en fin de saison pour s’offrir une Tecno ».
Entre la côte et le cognac
Deux heures plus tard, nous nous retrouvons dans la salle des fêtes de Montlhéry transformée pour l’occasion en immense restaurant. Quelques 260 invités sont venus déguster la (superbe) côte de bœuf servie par Michel Beltoise (qui perpétue la tradition bouchère dans la famille), mais aussi avoir le privilège rare de faire la queue pour aller se servir au buffet derrière Jackie Stewart, Nina Rindt ou Henri Pescarolo. A l’heure du café, l’effervescence grimpe d’un cran autour de la table rassemblant les Beltoise, les Stewart, les Pescarolo et Nina Rindt. Certains passionnés, l’œil humide et à la main tremblante, tentent d’approcher le lieu sacré, qui avec une photo, qui avec un bouquin à dédicacer. Votre serviteur, son petit enregistreur en pogne et pas l’intention de laisser passer une aussi belle occasion, bouscule à droite, pousse à gauche… pardon … merci… et demande avec un beau sourire de vendeur de stores mécaniques à Sir Jackie s’il peut s’asseoir à ses côtés. « Sure » ! dit-il en poussant délicatement la veste rose de Helen.
CC : Tout d’abord, vous souvenez-vous de la première fois où vous avez entendu parler de François?
JS : Oui, c’était lors d’un volant Elf à l’école du Paul Ricard. François Guiter, est venu me voir pour me parler de ce jeune Français dont il pensait le plus grand bien. Puis Ken Tyrrell m’a dit que ce Cevert serait une bonne opportunité pour remplacer Johnny Servoz-Gavin qui ne voulait plus courir. Nous sommes allés avec Ken à Cristal Palace en 70 pour le voir en course et nous avons été très impressionnés. Je me suis alors rappelé qu’il m’avait battu à Reims en F2 l’année précédente où j’ai fini 2e… Non ?… 4e ?… OK.
Vous vous rappelez le dernier virage avec François à vos côtés, chacun observant l’autre pour essayer de deviner ce qu’il allait faire ?
Oh oui, pour sûr (avec un large sourire) ! Vous ne pouvez pas gagner si vous menez dans le dernier virage. On était un paquet là-dedans, tout le monde allait si lentement qu’à un moment je me dis : « OK, j’y vais » ! Et bien sûr, c’était une erreur. Car François démarra avant moi et il gagna la course.
Vous avez parlé avec lui ensuite dans le paddock ?
Non, il ne me semble pas. Nous nous sommes vraiment connus quand il est venu piloter pour Tyrrell. A Zandwoort où il débuta, Ken me demanda de lui montrer les trajectoires. Je commençai doucement, car je pensais qu’il ne serait dans le rythme. Mais il me suivait, alors je me mis à tourner de plus en plus vite… et il était toujours derrière moi ! Ce qui était bon signe car il pouvait voir de près tout ce que je faisais. Nous avons eu des rapports totalement francs, certainement les plus francs et les plus étroits qui aient existé dans l’histoire de la Formule 1. Il devint un de mes meilleurs amis en même temps que mon coéquipier ».
(A ce moment, un petit moment de flottement survient lorsque Michel Beltoise arrive bouteille de cognac en main pour proposer gaillardement aux invités un petit coup de « brutal ». Jackie répond en français ‘Pas pour moi, merci,’ mais en face Jean-Pierre Beltoise et Henri Pescarolo font un ‘C’est pas de refus’ tacite en tendant leurs verres, aussitôt imités par Helen assise à côté d’eux).
A la fin du Grand Prix d’Allemagne 1973, étiez-vous vraiment convaincu que François aurait pu vous doubler où il voulait ?
Peut-être pas partout, car je connaissais le Nürburgring si bien ! Je savais la distance qu’il y avait entre nous, j’allais aussi vite que je le pouvais car au Ring, vous avez toujours la possibilité de faire une erreur. Je ne sais pas comment j’aurais réagi si c’était arrivé, mais il est sûr que François aurait malgré tout pu me passer. Quoi qu’il en soit, je suis absolument certain qu’il aurait été un candidat sérieux au titre mondial en 1974. La voiture était bonne, je l’avais testée. Je savais que j’allais me retirer, Ken le savait aussi, et il ne faisait pas l’ombre d’un doute que François serait le numéro 1. C’est très triste que cela ne se soit pas fait : j’aurais adoré venir sur les courses et voir François devenir le champion du monde.
Du coup, je me tourne vers nos deux vétérans concentrés sur le bouquet exhalé par le liquide doré au fond de leurs godets.
Jean-Pierre, Reims 1969, que vous rappelez-vous de cette course?
JPB : Je délègue à Henri ici présent tous mes pouvoirs pour répondre à cette question (rires)… Non sérieusement, c’était un moment fantastique, parce qu’il gagne avec… allez, une roue d’avance, hein ? On n’aimait pas trop Reims qui était rapide et peu sélectif, mais en même temps la magie de Reims, c’était justement le côté sélectif en matière de psychologie pour être à la bonne place au bon moment pour gagner.
Celui qui mène au dernier virage perd la course, c’est ça ?
Oui. Encore que François a gagné en passant premier, et moi aussi en F3.
Je suppose que voyez François après la course…
Non. J’avais du trop faire la fête, et je ne m’en souviens plus (rires) !
Ça a au moins le mérite d’être franc ! Henri, je ne pense pas que vous étiez à cette course.
HP : Ben, je suis en train de me le demander…
Vous étiez sur votre lit d’hôpital…
Ben voilà ! C’est en 68 sous la pluie que j’ai fait une super course à Reims. Je suis arrivé deuxième derrière Jackie. J’étais le seul a être resté dans son sillage.
Vous vous rappelez des débuts de François en F1 ?
Il faisait partie de ces pilotes qui étaient très bons dès leurs débuts, ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’autres. Comme Peterson, Clark, Stewart ou Rindt, il était plus rapide que les autres dès le berceau, et ça chaque fois qu’il arrivait quelque part. D’ailleurs ma chance dans l’opération Ford Jeunesse en 63, c’est que son père lui avait interdit de participer à cette opération. Sans ça, on aurait été tout les deux pour Paris et j’aurais eu plus de mal. Il devait terminer ses études, c’est pour ça qu’il n’est arrivé que plus tard via le volant Shell.
Et chez Matra en endurance, comment s’est adapté François à cette discipline ?
Comme partout : bien. Comme nous tous, il n’avait qu’une seule envie, c’était de gagner ! Mais il y avait des consignes de course qu’on essayait dans la mesure du possible de plus ou moins respecter. Mais sous la pluie, il n’y avait plus de consignes à respecter, c’était à fond partout. Il s’est battu avec tout son talent, mais j’ai eu peut-être plus de chance que lui.
Le charisme de François
Le café et le « pousse » avalé, tout ce beau monde se lève pour se diriger vers la salle de conférence où, à la suite d’un très beau documentaire réalisé par Alain Boisnard sur François, les invités viennent tour à tour sur scène livrer leurs souvenirs sur le cher disparu. Toujours aussi émue dès qu’elle parle de ce frère adoré, Jacqueline raconte comment il lui a un jour sauvé la vie :
« Je faisais du ski nautique. Je suis tombée, je me suis assommée dans la chute et j’ai coulé. François, qui était dans la bateau, à fait faire demi-tour au bateau, il a repéré où j’avais sombré, il a plongé et m’a remontée. Sinon, je me noyais ».
Jackie, qui a son avion de retour à attraper au Bourget, vient ensuite et évoque longuement son « ami » disparu. A la demande de Eric Bhat, le maître de cérémonie, il accepte même de parler de l’accident fatal :
« Watkins Glen avait une difficulté particulière avec cette portion des Esses droite-gauche-droite qui comportait une dépression en son milieu. La Tyrrell était très rapide, mais relativement difficile à maîtriser avec son empattement court qui la rendait assez nerveuse aux réactions. Chris Amon, notre coéquipier pour le Canada et les Etats-Unis, avait subi là la même mésaventure que moi et que je pense que François eut également.
Je ne pense pas qu’il y ait eu une casse mécanique sur la voiture. Je pense qu’il y a pu avoir un problème avec un pneumatique, genre crevaison lente, mais je ne peux pas l’affirmer. J’étais tellement convaincu que ce ne pouvait être une casse que j’ai repris le volant l’après-midi, après que François soit mort, juste pour l’équipe et les mécaniciens. C’est une responsabilité et un sentiment terrible pour eux de penser une seule seconde que ça aurait pu être de leur faute. C’est pourquoi je pense qu’il est totalement probable qu’une perte de pression dans le pneu, même minime, soit la cause de l’accident car encore une fois cette auto était très nerveuse.
François faisait très peu d’erreurs. J’avais considéré comme ma responsabilité de lui apprendre à ne pas faire les erreurs que beaucoup trop de jeunes pilotes font. Il ne conduisait pas au-delà de ses propres limites. A cette époque, il y avait malheureusement de très graves accidents tels que celui-ci, et beaucoup de pilotes mourraient. Je mets ça sur le compte d’un accident de sport automobile dans les années 70. C’était une période terrible pour nous.
Puis, comme pour détendre une atmosphère devenue un peu lourde à l’évocation de ces heures terribles, Jackie retrouve son sourire et nous gratifie avec humour de ses considérations personnelles sur la « fantastique séduction » que François pouvait déployer dès qu’il arrivait quelque part et du « peu qu’il restait ensuite à regarder » pour les autres mâles dépités une fois la gente féminine partie dans le sillage du « briseur de cœurs des paddocks » !
Henri Pescarolo, Jean-Pierre Beltoise, Jean-Pierre Jabouille, les frères Knight interviennent ensuite, mais on laissera la conclusion à Kenneth Tyrrell, venu spécialement d’Angleterre avec son frère Bob :
« Après les essais du Grand Prix d’Italie 1973, les sponsors organisèrent une course à pied sur le circuit avec un prix en dollars à la fin. Deux coureurs devaient être désignés par équipe. Jackie se sentait très en forme et se porta volontaire. Ken se tourna vers François et lui dit : « Tu seras le second coureur », ce à quoi François répondit : « Non, pas question » ! Mon père me dit alors « OK, tu courras avec Jackie ». Et nous voilà partis pour un tour et demi du petit circuit de Monza. Il faisait une chaleur étouffante ; Frank Williams et James Hunt, tous deux très affûtés, prirent immédiatement la tête de la course. Moi, j’étais loin derrière et ma course devenait très problématique. Et à un moment je sentis quelqu’un à bicyclette à côté de moi. C’était François qui me disait : « Come on Kenneth ! Hurry up » ! J’ai terminé la course complètement cuit et c’est François qui m’a amené à l’unité médicale du circuit ! Je voudrais juste ajouter que pour nous, François Cevert sera jeune pour toujours ».
En guise d’épilogue au soir de cette journée exceptionnelle, Loïc Depailler qui avait servi de chauffeur aux Stewart et à Nina Rindt entre Le Bourget et Montlhéry racontera à Michel Croullebois – trésorier et pilier d’Autodream – comment Jackie sauta sur son portable dans la voiture pour dire à son fils Paul combien il avait été touché et ému de voir tous ces gens venir rendre hommage des étincelles dans les yeux à ce jeune homme à l’allure conquérante disparu il y a quarante ans dans les couleurs ambrées de Watkins Glen. Jackie, soyez sûr que l’émotion était partagée.
Pierre Ménard
Photos © Pierre Ménard
1- Tyrrell 003 & 006
2- Claude Furiet et Olivier Rogar causent Alpine
3- Arrivée d’un triple champion du monde à Montlhéry
4- Jackie entouré par JPB et Pesca
5- Jackie explique sa version de l’accident de Watkins Glen
6- Les révélations croustillantes de Sir Jackie sur François
7- Le gymnase Maurice Picard à la fête !