C’est encore un gamin, il a 13 ans, à la fin de l’année scolaire le patron du fameux restaurant de Modène, Cantoni l’a embauché comme serveur, cameriere comme on dit ici. Oscar, son voisin de banc à l’école, tape sur de la tôle depuis quelques semaines, son père Sergio Scaglietti l’a pris comme apprenti carrossier, les deux camarades démarrent leur vie professionnelle.
Jean-Paul Orjebin
Bavardage de Bistro à Modène
Lauro pense à Oscar et se dit, un peu envieux qu’à cette heure tardive son copain doit déjà dormir. Lui se balance d’une jambe sur l’autre, il est épuisé à la fin du service. Une seule table reste à desservir, c’est celle de ces messieurs qui parlent fort et qui réclament maintenant les digestifs, un nocino pour le Dottore , un Sassolino pour le Professore et un autre pour le Cavaliere et vous Maestro, un Cynar . Mais de qui peuvent-ils parler avec autant d’enthousiasme et si longtemps ce soir d’octobre 1957 ? Un nom Testi et un prénom féminin rare et beau, Circe, reviennent dans la conversation, cela attire l’oreille du jeune Lauro, Circe c’est aussi le prénom de sa maman !
S’ils glosent à l’infini sur Testi, c’est que c’est un fameux personnage ce Ferruccio Testi, il mérite une belle place au milieu de ceux qui ont créé la Terra dei Motori en Emilie Romagne et même plus précisément, de ceux qui sont à l’origine de la Scuderia Ferrari.
Ferruccio Testi, ami d’Enzo Ferrari
Il nait en 1882 à Modène, son père Pietro Testi est le patron d’une entreprise prospère de distribution de boissons gazeuses, bières, eaux minérales et vins fins. En 1902, Testi père décède, Capitolina, son épouse, reprend les rênes de l’entreprise avec maitrise et succès. Pour féliciter son fils d’avoir obtenu son diplôme de pharmacien en 1912, elle lui finance un voyage aux USA et il embarquera à bord du Stampalia pour effectuer la traversée. C’est à New-York qu’il découvrira sa passion pour la photographie, fasciné par la photogénie de cette mégalopole, des grattes ciel, du métro aérien, en ce début de siècle. A son retour à Modène, il abandonne l’idée d’être pharmacien, il deviendra artiste dilettante, touche-à-tout de talent, en particulier dans le domaine de la photo. Il collabore en free-lance avec les journaux italiens ; la Gazzetta dello Sport, Il Resto del Carlino, La Stampa, Il Calcio et d’autres.
Faisant partie du tout Modène, il se lie d’amitié avec Enzo Ferrari qui l’introduit chez Alfa Romeo et dans le milieu des sports mécaniques.
Ferruccio Testi est sportif, jovial, généreux, drôle, curieux, à l’affût de tout ce qui est nouveau et qui bouge. C’est un bon vivant qui profite de son statut de privilégié dont la vie est bordée de circonstances avantageuses.
Son domaine, c’est la photo d’ambiance, alors, les sports en vogue comme le cyclisme, le football et le sport automobile naissant seront ses terrains de jeux. Avec son ami Odoardo Gandolfi, ils sillonneront à motos les routes poussiéreuses, de cette Italie des années 20, le matériel bien à l’abri dans les sacoches, allant d’une course cycliste à un match de foot et d’un concours hippique à un Grand Prix Automobile. Il sera sur le parcours des Mille Miglia, de la Targa Florio, présent au 1er GP d’Italie à Brescia, au Nürburgring, à Brno.
Confidences dans un train
Le mercredi 16 juillet 1924 à 11h précises, il est assis à côté de son ami Enzo Ferrari dans le train qui s’ébranle et quitte la gare de Modène, l’ambiance est encore joyeuse, ils évoquent la victoire d’Enzo, le dimanche précèdent à Pescara lors de la Coppa Acerbo. Ce train va les conduire à Lyon ou ils vont rejoindre l’équipe Alfa-Romeo et les collègues Campari et Ascari pour courir au Grand Prix de l’ACF. Ambiance joyeuse, quoi que, Enzo ne peut pas s’empêcher d’évoquer son ami Sivocci dont la disparition en septembre de l’année passée le tourmente encore.
A Lyon, Ferruccio Testi loge avec l’équipe dans la belle maison de Mademoiselle Lane, au bord du circuit où va se dérouler le GP. Les essais privés vont avoir lieu dans quelques jours. L’équipe s’est réservée une dizaine de jours pour effectuer les tests de cette nouvelle Alfa P2. Le moment est charnière pour Ferrari, Testi le sait, il a écouté avec attention et bienveillance les confidences de son ami dans le train, il a compris qu’il est tiraillé entre le désir de remplir sa mission de pilote, celui de préserver son couple et la gestion de ses affaires à Modène. Laura Ferrari, sa femme, voulait qu’il renonce au GP de Lyon, elle sait que ce GP et cette nouvelle voiture ne peuvent que porter la carrière de son mari à un autre niveau et de ce fait l’éloigner encore plus de Modène et par conséquent d’elle.
Son ami Testi sait, il sent qu’Enzo est perturbé. D’ailleurs il ne sera pas étonné de le voir repartir à Modène après deux jours d’essais, expliquant au staff d’Alfa Roméo qu’il envisage abandonner son métier de pilote professionnel, tout en laissant planer l’idée qu’il pourrait peut-être revenir dans quelques jours, ce qu’il ne fit pas. Testi restera à Lyon pour couvrir le Grand Prix mais il aura vécu au plus près ce moment clé de la carrière de celui qui va devenir la Commendatore. A leur retour en Italie Ascari et Campari iront voir leur ami Ferrari, étonnés par son comportement. Il leur dira « Je ne pouvais pas revenir, je ne m’en sentais pas capable »
Leur amitié ne faiblit pas, en tout cas pour l’instant. Quand viendra le moment de fonder la société Ferrari, Testi sera à la table des associés.
Le photographe
Surnommé à Modène « Il Ghignaro » ce qui pourrait se traduire par le chasseur de visage, de sourire que l’on pourrait élargir à chasseur d’expressions, de moments volés. Avec son kodak à soufflet, puis son Contessa Nettel 9×12 doté de ce qui se fait de mieux à l’époque, un objectif Tessar. Le Contessa sera remplacé par un Zeiss Ikon Super Ikonta à la fin des années 30.
Il capturera les silhouettes, les visages de ses contemporains, les évènements locaux et sportifs. Il sera confronté à la difficulté de saisir le mouvement parfois extrêmement rapide d’un footballeur, d’un coureur cycliste et encore plus rapide des courses de motos et d’autos, avec des sensibilités de plaques de verre d’environ 40 ASA. L’époque pionnière de la photographie était passée certes, mais le matériel était encore rudimentaire alors que les sujets à saisir étaient de plus en plus mobiles. Les cellules photoélectriques qui permettent de mesurer la lumière et d’adapter le diaphragme n’étaient pas encore commercialisées.
Ferruccio Testi et son ami Oduardo Gandolfi n’étaient plus des pionniers de la photo, certes, mais loin de posséder les appareils à viseur reflex qui fleuriront plus tard et qui feront le bonheur des reporters sportifs.
Associés de la première heure
Le 16 novembre 1929 vont se réunir quelques notables modénais dans le bureau de l’avocat Levi sur le Corso Umberto. Ce sera sous le contrôle du notaire, Alberto Della Fontana, que sera fondée la société par actions Scuderia Ferrari. Sur les 200 parts de cette nouvelle société, les frères Caniato en détiendront 130, Enzo 50, Alfa Roméo 10, Pirelli 5 et Ferruccio Testi 5. Notre photographe aussi amateur que dilettante est au capital de cette Scuderia Ferrari naissante.
Il sera le photographe accrédité permanent de l’écurie mais pas seulement, il prendra le rôle de ce que l’on n’appelle pas encore Attaché de Presse et aussi de responsable de l’évènementiel.
Nous touchons en évoquant l’évènementiel un autre aspect du caractère de Testi. C’est un bon vivant, les modénais le sont en général mais lui plus que la moyenne. Il sera le maitre d’œuvre des festivités que Ferrari organise en fin de saison pour célébrer les victoires et inviter ses pilotes, ses sous-traitants, ses sponsors et les autorités, cela se passe dans les meilleurs restaurants de Modène, les mets servis et les boissons proposées restent dans les mémoires et la légende du tout Modène. Il est amusant de lire attentivement les menus proposés, hors l’eau qui vient à la bouche comme par enchantement, on y trouve les boissons que distribuent les établissements Testi, notamment l’eau minérale Secoaro, la bière Wurher et le Vichy Testi (Vichy étant curieusement le nom générique donné à l’eau gazeuse).
Apres quelques péripéties nous verrons disparaitre la Vichy Testi des menus Ferrari, mais pourquoi donc, qu’est-il advenu de cette belle amitié ?
La rupture
Nous avons à faire à deux caractères forts. Un homme d’affaires dominant face à un garçon dont la raison de vivre est d’être un homme libre. Il fallait qu’à un moment donné, l’orage gronde. Coup de tonnerre, les deux hommes se fâchent.
Nous abordons là un sujet délicat, les grands hommes ont une légende qu’ils se sont façonnée et à laquelle en général on ne touche pas, sous peine d’excommunication. Vous ne trouverez rien d’officiel ni de documenté sur la raison de cette rupture. A partir de 1934, moins de photos signées Testi de Ferrari en majesté, celles que l’on trouvera seront celles des jours de défaite, en revanche une nouvelle amitié se crée avec les frères Maserati et leurs autos sont cadrées au cordeau.
Les plus anciens en fin de soirée, à demi-mots, révèleront qu’ils ont entendu dire que Testi lors d’un diner se leva de table pour apostropher Enzo Ferrari et le traiter de « Zacconi », cela provoqua l’hilarité des convives sauf Enzo qui se renfrogna. Ermete Zacconni, acteur d’avant la deuxième guerre, était connu et parfois moqué par sa tendance à surjouer la comédie ou le drame. Il arrivait parfois à Ferrari de se plaindre de manière excessive, de menacer de se retirer des affaires, d’en rajouter un peu dans la jérémiade. Ceci explique la saillie drolatique de Testi mais aussi la réaction du grand homme dont l’humour pouvait se limiter au sien. Les deux en seraient peut-être restés là si le pire n’était pas arrivé quelques temps plus tard. Sans que l’on en connaisse la raison, les deux amis se seraient affrontés et Testi aurait giflé Ferrari au beau milieu du bar le plus fréquenté de Modène, le Molinari Via Emilia. C’en était trop, les ponts étaient définitivement rompus.
Il Bettolino
Ami ou pas de Ferrari, Ferrucio Testi restera un personnage central de Modène, assidu des diners dans les meilleurs restaurants de Modène, au Fini, à l’Hôtel San Carlo et au Boninsegna, sans oublier les soirées lyriques au Storchi et au Théâtre Municipal
Sa générosité et son gout pour la bonne chair et la fête le pousseront à créer ce qui va être surnommé « il Bettolino » en français, « la Cantine ». L’idée est de créer un lieu de rencontres, une sorte de table ouverte à ses amis, chez lui, dans sa salle à manger, au premier étage de sa maison de la rua Muro située à 400 m de la cathédrale et de la Piazza Grande.
Tous les lundis à midi trente, la table sera dressée et toute la gentry Emilienne viendra déguster les bons plats préparés par la fidèle cuisinière Circe Conti. Tazio Nuvolari, l’ami de toujours, le coureur cycliste Gino Bartali, les chanteurs lyriques Beniamino Gigli et Gino Bechi, le chef d’orchestre Molinari-Pradelli, Alberto Braglia le champion olympique, bref une armée de personnalités de tous bords se régaleront des tagliatelles, des capelletti, du zampone aux lentilles de Circe. Ferruccio sert le Lambrusco à l’envi et dans ses trois couleurs, rouge, blanc et surtout rosé.
Les soirées lyriques seront agrémentées à l’entracte d’un en-cas roboratif. Circe pour l’occasion préparera son fameux « pasticcio » de macaronis sauce béchamel bien au chaud à l’intérieur d’une belle pâte feuilletée. Ferruccio et ses amis le dégusteront dans leur loge, dame, il ne faudrait pas sortir du Théâtre la faim au ventre. Il n’aura pas oublié de fournir quelques flacons de Lambrusco rosé bien frais pour le chanteur et le chef d’orchestre qui pourraient avoir soif entre deux actes.
Tazio Nuvolari n’oubliait jamais de rappeler qu’il avait découvert chez Testi le meilleur moyen de se sentir bien, c’était de boire le Lambrusco rosé qui rendait toujours confiant, celui que Ferruccio servait abondamment.
On savait vivre en ce temps-là à Modène.
La fin de l’histoire
Ferruccio va s’éteindre chez lui, rua del Muro, le 8 décembre 1958. Enzo Ferrari certainement dans un geste d’apaisement souhaita lui rendre visite quelques jours avant son décès, ce que le Dottore Testi refusa fermement.
Le temps a passé, le jeune Lauro de 1957 est devenu une figure incontournable de Modène, après ses années d’apprentissage et de maitre d’hôtel chez Cantoni puis Oreste, il a écouté les conseils du Commendatore qui le poussait à se mettre à son compte et à ouvrir son propre restaurant, qui deviendra le centre du monde automobile. Il se souvient que contrairement à son fils Piero, Enzo ne venait pas déjeuner ou diner dans ses restaurants mais qu’en revanche, il demandait souvent à Dino son chauffeur de s’arrêter devant la porte, il descendait de la voiture, entrait, appelait Lauro et l’interrogeait d’un synthétique « Andam ben ?» en dialecte : « Les affaires sont bonnes ? »
Les murs des restaurants De Lauro étaient couverts de photos de Testi et de Gandolfi, c’est sur l’une d’entre elle que Ferrari signera de son encre violette en Juin 1998, probablement un de ses dernier autographe.
Gianni Canciellieri, le grand journaliste italien, lui, se souvient du jour où Modène s’est retrouvée sous 50 cm d’eau lors de la terrible inondation de 1966. Tout le monde s’est inquiété pour les archives photographiques de Ferruccio Testi stockées au rez de chaussée de la maison de la Rua Muro, plus de cinquante ans de souvenirs allaient disparaitre, un désastre. Il se souvient et nous raconte que ce jour dramatique c’est Enzo Ferrari lui-même qui téléphona au photographe Franco Zagari pour le convaincre de quitter en toute hâte son studio de Budrio à coté de Bologne et de venir sauver les archives de son ancien compagnon d’aventures, Ferruccio Testi. Franco se précipita, sauva et restaura une très grande partie des clichés entreposés.
Merci Commendatore, Merci Signore Zagari, Merci Lauro pour ta passion de Modène que tu partages si bien, Merci Gianni pour ta mémoire, ta disponibilité et ta générosité.
Jean-Paul Orjebin