12 MAI 1957 : L’ULTIME MILLE MIGLIA
Ce jour-là, dans la célèbre course routière, Enzo Ferrari engage plusieurs voitures de sport, les 315 S et 335 S, capables de briguer la victoire absolue. En plus des 250 GT qui peuvent l’emporter dans cette catégorie, voire créer la surprise en cas de pluie par exemple. Il est loin d’imaginer que, si victoire il y aura, celle-ci sera entachée par un drame épouvantable, qui fera onze victimes : neuf spectateurs, un de ses pilotes et son co-pilote. L’accident sonnera le glas de cette épreuve légendaire, tour à tour héroïque et meurtrière, née trente ans plus tôt. Il fera même d’Enzo Ferrari, pour un temps, une sorte d’ennemi à abattre, selon une certaine presse en Italie. En tout cas, la Mille Miglia 1957 marquera la fin d’une époque.
Jacques Vassal
LES SOUCIS DU COMMENDATORE
En ce début d’année 1957, Ferrari a de quoi être préoccupé. Premier sujet : la Formule Sport. Certes, une de ses barquettes a gagné les 1000 Km de Buenos Aires, première épreuve du Championnat du Monde des Constructeurs. Mais dès la suivante, les 12 Heures de Sebring en mars, la Maserati 450 S de Fangio-Behra a triomphé devant la 300 S de Moss/Menditeguy et la Jaguar D de Hawthorn/Bueb, reléguant la première Ferrari à la 4e place. En Formule 1, le titre de Champion du Monde des Conducteurs, remporté par Fangio dans des conditions quelque peu laborieuses, n’occulte pas la progression de marques rivales : Maserati encore, avec sa 250 F, et aussi Vanwall et BRM. Sur le marché des GT aussi, Ferrari a du souci à se faire car Maserati, toujours elle, vient de présenter sa belle 3500 GT, destinée à concurrencer la 250 GT de Maranello aussi bien que la 300 SL de Mercedes ou la DB Mk III d’Aston Martin. Néanmoins, le cabriolet 250 GT présenté au Salon de Genève en mars devrait aider à étendre la clientèle de la marque. En 1956, 83 Ferrari, pas plus, ont été construites – tous modèles confondus. Côté pilotes enfin, la Scuderia a dû laisser Fangio retrouver pour 1957 ses amis de la firme au Trident. Le champion argentin vient de fêter ça en remportant le GP de son pays sur une 250 F ! Heureusement, Ferrari pourra compter sur le concours de Peter Collins et de son « ami mate » Mike Hawthorn. Avec le premier nommé, Enzo Ferrari a commencé à nouer une relation quasi-paternelle, surtout depuis la mort de son fils Alfredino dit « Dino » Ferrari, à l’été 1956. Selon les épreuves (F 1 ou Sport), les deux Britanniques seront épaulés par des renforts italiens (Castellotti, Musso, Perdisa), allemands (Von Trips), français (Trintignant), belges (Gendebien), voire espagnols (de Portago). Hélas ! Le 14 mars, Eugenio Castellotti se tue lors d’essais sur l’autodrome de Modène. Très affecté par sa mort, Cesare Perdisa décide de ne plus courir. Le directeur sportif de la Scuderia « Mino » Amorotti, qui succède à Eraldo Sculati, va devoir gérer une équipe cosmopolite et composée d’hommes aux personnalités fortes, parfois antagonistes.
D’un point de vue technique, la direction est assurée par Andrea Fraschetti, auquel plus tard dans l’année succédera un nouvel ingénieur en chef, Carlo Chiti, (qui va mettre au point la Dino 156 F 2), outre le développement de la 801 F 1 (issue de l’ancienne Lancia D 50) et des formidables barquettes Sport 315 et 335 S. Quant à la production des GT, elle semble promise à un bel essor depuis que de Portago/Nelson ont gagné le Tour de France 56 avec une berlinette 250 GT.
UN PARCOURS A HAUTS RISQUES
Depuis 1954, le parcours de la Mille Miglia, qui a souvent varié dans le passé, est resté stable : partis de Brescia, vers l’est, les concurrents traversent Vérone et Vicenza, avant de bifurquer vers le sud par Padoue, Ferrara, Ravenne, Rimini, Ancône et Pescara, puis de quitter la côte adriatique pour traverser la péninsule par L’Aquila, jusqu’à Rome, et de remonter vers Viterbo, Sienne et Florence. Après la Toscane, vient la section montagneuse avec les célèbres cols de la Futa et de Raticosa, puis Bologne et l’Emilie Romagne (Modène, Reggio di Emilia, Parme), enfin Piacenza, Crémone et Mantoue vers l’est et une ultime boucle vers le nord ouest, Montichiari et Brescia. Depuis 1954, un « Gran Premio Nuvolari » vient récompenser l’auteur de la moyenne la plus rapide sur le tronçon final de Mantoue (ville natale du grand Tazio, décédé en 1953) à Brescia. La parcours total couvre 1597 km. Les milliers de virages, côtes, cols, ponts, bosses, passages à niveau et traversées de villes avec rails de tramway et rues pavées, sont quasi-impossibles à mémoriser, même pour les pilotes et co-pilotes les plus entraînés. Les plus organisés reconnaissent le parcours par étapes, d’abord avec des voitures de tourisme, sur plusieurs semaines, les derniers jours avec leurs voitures de course. Le jour de la course, un à deux millions de spectateurs sont massés le long du parcours, les protections, barrières, sacs de sable ou bottes de paille, n’étant installés qu’ à quelques endroits stratégiques, pour l’essentiel dans les traversées de villes. Pour les pilotes comme pour les organisateurs, le défi est colossal et, il faut le dire, il relève de la folie. En 1955, sur Mercedes 300 SLR, Stirling Moss navigué par Denis Jenkinson a signé une victoire mémorable en battant le record général à plus de 157 km/h de moyenne. Le bruit du moteur et celui du vent interdisant la moindre bribe de conversation, Jenkinson avait mis au point un système de notation du parcours inscrit sur un long ruban de papier, enfermé sous un boîtier en plexiglas pour résister en cas de pluie, et un langage des signes convenu avec Moss, pour lui annoncer les pièges à venir !
Après une édition 1956 courue sous une pluie battante, qui vit une nouvelle victoire des Ferrari avec Castellotti devant quatre autres voitures de la marque, bien des pilotes espèrent cette fois battre le record de Moss. Et Ferrari aussi espère faire mieux que Mercedes deux ans plus tôt. S’il fait sec, cette fois cela semble possible.
Pour réduire les risques (?), les organisateurs ont limité à 350 le nombre des partants. Ce sont finalement 298 voitures, chiffre le plus bas depuis 1927, qui vont s’élancer, nuitamment, depuis la célèbre rampe en bois, installée sur une place du centre de Brescia, à raison d’un par minute. Les numéros de course sont attribués en fonction de l’heure du départ et c’est donc une course contre la montre que les pilotes doivent entamer, sans voir forcément leurs adversaires directs au classement.
DEROUTE DU TRIDENT…CHEVAUX CABRES EN FOLIE
Pour contrer Maserati, qui a inscrit quatre voitures d’usine (300 S pour Scarlatti, 350 S pour Herrmann, 450 S pour Behra et Moss), Ferrari a engagé une véritable armada : trois des nouvelles et puissantes 335 S (de 4022 cm3), pour Peter Collins (navigué par le photographe Louis Klemantaski), Von Trips et de Portago/Nelson, une 315 S (3780 cm3) pour le vétéran Piero Taruffi. De Portago (de son nom complet Cabeza de Vaca), fils d’un Grand d’Espagne (son père fut aussi un auxiliaire zélé de la guerre d’Espagne, du côté franquiste), est entré dans la course automobile presque par effraction. Champion de jumping puis de bobsleigh, playboy fortuné, séducteur impénitent, il brûle la vie avec un savant mélange de talent inné, d’audace et d’insouciance. Avec son ami américain Eddie Nelson, il s’est fait remarquer en bien en remportant le Tour de France 1956. Le Belge Olivier Gendebien avec son beau-frère Washer, lui, court sur une 250 GT berlinette « Tour de France » et de Portago en concevra quelque amertume… Quant à Taruffi, ancien champion motocycliste, homme de records, concepteur du « Tarf 1 » et pilote de Formules et de marques les plus diverses, seule la victoire à la Mille Miglia, qu’il a disputée un grand nombre de fois, manque à son palmarès. Il l’a promis à sa femme : s’il gagne celle-ci, il abandonnera la compétition.
Les chances de Maserati sont d’emblée compromises : Behra a percuté un camion pendant les essais, sa 450 S a été endommagée et lui-même a dû être hospitalisé. Moss, sur l’autre 450 S, connaît une mésaventure : dès les premiers kilomètres de course, au premier freinage appuyé, la pédale de frein casse et le pilote réussit tant bien que mal à stopper. Comme il était l’un des derniers à partir, il réussit à reprendre la route à sens inverse et à retourner, à basse vitesse, à Brescia. Les mécanos de Maserati, désolés, pleurent lorsque Moss, très énervé, leur brandit la pédale cassée ! Du coup, ému par leurs larmes, ce sont Moss et Jenkinson qui les consolent. Mais c’est l’abandon.
Autant dire que, même si Scarlatti avec sa 300 S va faire une belle démonstration, l’affaire se règle à présent entre les quatre équipages de pointe de Ferrari. A Ravenne, Von Trips pointe en tête devant Collins et Taruffi. Mais à Pescara, c’est Collins, devant Taruffi et Von Trips. A Rome, soit vers la mi-course, nous avons Collins toujours en tête, devant Taruffi, Von Trips et de Portago. Les quatre Ferrari dominent largement l’épreuve mais un écart de plus de 14’30 » sépare la première de la quatrième. Un adage célèbre dans l’histoire de cette course dit que « celui qui est en tête à Rome ne voit pas l’arrivée, ou du moins la victoire, à Brescia ». A Florence pourtant, Peter Collins tient toujours la tête et qui plus est, avec une moyenne record et près de 9 minutes d’avance sur Taruffi. Le brouillard et la pluie viennent perturber l’étape de montagne et le passage du col de la Futa. La moyenne générale en est ralentie. A Modène, où la Scuderia a installé un point d’assistance, Enzo Ferrari conseille la prudence à ses pilotes car il craint pour les axes de roues de ses voitures mises à si rude épreuve. Et patatras ! A Crémone, Collins abandonne pour… rupture d’un axe de roue. Taruffi et Von Trips, prévenus de l’incident et de l’abandon, vont modérer leur allure. En revanche de Portago, qui a plusieurs minutes de retard sur eux, y voit l’occasion de les rattraper. On dit aussi qu’au point d’assistance, il aurait refusé un changement de pneumatiques que lui proposaient ses mécanos, histoire de ne pas perdre une minute de plus…
LA CATASTROPHE ET SES CONSEQUENCES
Quoi qu’il en soit, ce qui devait arriver arriva : à la sortie du petit village de Guidizzolo, quelques kilomètres avant l’arrivée, la Ferrari de Portago/Nelson, qui roulait à plus de 200 km/h, se déporte vers la gauche, à cause d’un axe de roue avant rompu et/ou d’un pneu éclaté. Elle percute une borne au bord de la route et, hélas, tue deux enfants qui se trouvaient à proximité. Puis elle décolle en décapitant sept spectateurs, avant d’atterrir retournée dans un fossé, le pilote et son copilote y trouvant instantanément la mort. Bilan : onze morts. C’est la consternation, la désolation quand on apprend cette nouvelle à Brescia, où Taruffi, enfin récompensé de sa persévérance, vient de remporter l’épreuve – et l’occasion de tenir sa parole à son épouse – devant Peter Collins. Quant à Gendebien, il remporte la catégorie Grand Tourisme et réalise l’exploit de terminer 3e « assoluto » avec sa 250 GT. Mais c’est l’ultime édition de la Mille Miglia, qui ne sera plus jamais courue comme épreuve de vitesse.
Dans les jours et semaines qui viennent, une partie de la presse italienne, dont l’Osservatore Romano, le quotidien du Vatican, se déchaîne contre Enzo Ferrari, jugé personnellement responsable de ce drame. L’un d’eux le comparera à « un moderne Saturne qui dévore ses enfants ! » Il en sera très profondément affecté au point, lui dont la course est toute la vie, lui qui est aussi un catholique fervent, de songer à cesser définitivement tout engagement sportif. Impensable ! Ce sont deux de ses amis, le P-DG de Fiat Gianni Agnelli, et un père jésuite, qui parviendront à l’en dissuader.
Comme si cela ne suffisait pas, au début de l’été, lors d’un essai sur l’autodrome de Modène, c’est son directeur technique, aussi pilote-essayeur, Andrea Fraschetti qui, à son tour, trouvera la mort. La saison 1957 est décidément à marquer d’une pierre noire pour Ferrari, qui sera battu en Formule 1 aussi par Maserati, avec le cinquième titre de Champion du Monde des Conducteurs de Fangio (la Coupe des Constructeurs en Formule 1 ne sera créée qu’en 1958). En outre, Ferrari n’a pas gagné un seul Grand Prix en Championnat du Monde cette année-là : quand ce n’était pas Maserati, c’est le constructeur anglais Vanwall qui a vaincu. Ferrari ne sera consolé qu’en Formule Sport, et in extremis, à l’issue du Grand Prix du Venezuela couru le 3 novembre à Caracas. Et encore, ce sera grâce à une invraisemblable cascade d’accidents ayant accablé l’équipe Maserati, qui était à deux doigts de l’emporter. L’année suivante, face à de grosses difficultés financières, celle-ci devra cesser son engagement officiel en compétition.
Quant au Championnat du Monde des Constructeurs (Formule Sport), face à de trop nombreux accidents impliquant des voitures de plus en plus puissantes, la CSI a décidé qu’à partir de 1958, il sera réservé à des voitures d’une cylindrée maximum de 3 litres.
Oui, décidément, à la fin 1957, une page est bel et bien tournée.