LA MONTAGNE ET LA SOURIS
Avant le Grand Prix de Monaco, comme chaque année, nous avons eu droit à tous les superlatifs possibles : le plus prestigieux, le plus réputé, le plus convoité. On ajouterait volontiers le plus bling-bling. Les M’as-tu-vu s’y pavanent à faire pâlir de jalousie les invités du festival de Cannes voisin quand ils montent les marches revêtues du tapis rouge. Pourtant, il faut se rendre à la raison : aussi particulier, tortueux, compliqué, sélectif soit-il, le circuit de Monaco n’est plus adapté aux compétitions automobiles telles qu’on les apprécie – cela s’est vu jusque dans la Coupe Porsche ! Pour une bonne et simple raison : les dépassements y sont impossibles.
Johnny Rives
On en a eu une nouvelle preuve quand le brillantissime Lewis Hamilton a rattrapé les deux Manor (ex-Marussia) pourtant incapables de suivre le rythme des moins rapides du peloton. Sans les drapeaux bleus frénétiquement agités et sans la bonne volonté – contrainte et forcée – de Merhi et Stevens, Hamilton, tout Hamilton qu’il soit, aurait eu un mal fou à les déborder. Et se serait fait rejoindre par le tandem Rosberg-Vettel qu’il avait si joliment distancé dès les premiers tours.
Pour aggraver notre déception, un affligeant « fait de course » s’est ajouté à ce consternant et constat. À l’ennui vécu jusque là par la procession semée par Hamilton, s’est ajoutée la frustration d’assister à l’injuste déroute de l’homme qui avait, dès les entrainements de jeudi, dominé la situation de la tête et des épaules. Nico Rosberg, vainqueur chanceux, l’a reconnu lui-même : « Lewis était le plus fort. » Mais voilà : Lewis n’a pas gagné… La faute à une bévue de son équipe qui l’a inopportunément appelé à son stand pour changer ses pneus en croyant profiter de l’intervention de la voiture de sécurité pour que la manœuvre réussisse. Mais elle a raté : Hamilton a regagné la piste derrière Rosberg et Vettel qui ne s’étaient pas arrêtés. Et évidemment sans le moindre espoir de les déborder en dépit de ses pneus « hyper tendres » neufs quand les nouveaux leaders devaient se contenter de pneus moins performants et de surcroit usés. La victoire a donc échappé au plus méritant. La montagne que constituait ce Grand Prix de Monaco a donc accouché d’une souris. Ce qui n’empêchera pas – que les bling-blings se rassurent – les trompettes de la renommée de claironner avec éclat, à l’approche du G.P. de Monaco 2016, que l’on va assister au plus merveilleux, au plus convoité etc. etc.
Pour notre part, les évènements de ce décevant dimanche 24 mai 2015 nous amènent à reconsidérer les adjectifs cités plus haut pour décerner au G.P. de Monaco celui de Grand Prix le plus contestable qui soit. Après une telle déconvenue, l’envie m’est venue de demander à Jean-Pierre Beltoise, qui a signé à Monaco le plus beau triomphe de sa carrière, ce qu’il a pu en penser. Ne me demandez pas par quel privilège j’ai conversé avec lui. C’est une affaire très personnelle qui nous lie depuis que nous nous connaissons.
Q.- Alors Jean-Pierre, quelle est ton opinion sur ce Grand Prix ?
J.P.B. – Mon opinion ? J’en ai plusieurs ! Sur le vainqueur, Nico Rosberg, c’est qu’il a bénéficié d’un coup de pot invraisemblable. Il l’a reconnu lui-même (« C’est le plus grand coup de chance de ma vie »). Tant mieux pour lui ! Mais comment ne pas comprendre la profonde déception d’Hamilton ? J’ai surtout apprécié qu’il l’ait exprimée avec retenue, en contrôlant ses sentiments. Mais je me mets à sa place, il y avait de quoi être écoeuré…
Q.- Quand tu avais gagné ici, tu avais réussi un nombreimpressionnant de dépassements. Pourquoi n’est-ce plus possible ?
J.P.B.- Il y a plusieurs raisons. La première, et plus importante, est qu’il ne s’agissait pas exactement du même circuit. A l’époque on filait directement du Bureau de Tabac jusqu’à ce qui s’appelle aujourd’hui le virage Anthony-Noghès. A l’époque c’était une épingle, l’épingle des gazomètres, qui après un 180 degrés ramenait le tracé sur le même boulevard qui conduit aujourd’hui encore à Sainte-Dévote. Le freinage nécessité par l’épingle des gazomètres facilitait grandement les dépassements quand on arrivait lancé depuis le Bureau de Tabac. Mais dès l’année suivante (1973) le tracé était modifié pour contourner la piscine et aboutir au tourniquet de la Rascasse. Cela en compliquait le dessin, donc le pilotage. Mais les dépassements devenaient problématiques. Ils allaient l’être de plus en plus à cause de l’accroissement constant de l’adhérence due aux progrès en aérodynamique. Cela réduisait les distances et les temps de freinage. Donc les possibilités de dépassements. A quoi s’est ajoutée une raison supplémentaire : les assistances au pilotage. Elles facilitent la conduite et réduisent considérablement les risques d’erreur, notamment lors des changements de vitesses. De plus elles épargnent les efforts physiques, donc diminuent considérablement la fatigue avec les erreurs possibles qui en découlaient en fin de parcours.
Q.- Des erreurs, on en voit quand même… A preuve : le petit Verstappen !
J.P.B.- Pour lui c’est différent. C’est une erreur de jeunesse. Il avait constaté que, chaussée à neuf en pneus hyper tendres, sa Toro Rosso était plus performante que la Lotus de Grosjean. Il a cru pouvoir la dépasser. Mais pour cela il devait réduire à tel point sa distance de freinage que l’affaire devenait impossible… Il a essayé mais c’était tenter l’impossible. J’en profite pour saluer les mesures de sécurité impressionnantes, tant concernant la résistance de la coque des F1 que les protections désormais installées devant les barrières. De mon temps, Verstappen ne s’en serait pas sorti aussi bien ! Il y aurait sans doute laissé la peau.
Q.- On s’attendait à ce que les Ferrari inquiètent les Mercedes ici. Elles t’ont déçu ?
J.P.B.- La météo, d’une fraicheur inhabituelle, ne leur a pas rendu service. Leur qualité est d’épargner la surchauffe (donc l’usure) de leurs pneus. Ici il faisait si frais qu’au contraire, elles ont été en difficulté pour les hisser à leur bonne température de fonctionnement. Cela s’est senti également chez Williams dont les F1 ont souffert du même inconvénient.
Q.- Concernant la sanction ayant frappé Alonso (cinq secondes de pénalité) quelle est ton opinion ?
J.P.B.- Alors là, franchement, je n’ai pas compris. C’était dans le premier tour, Alonso et Hulkenberg étaient cote à cote dans la descente vers Mirabeau. Ils ont viré ensemble. Alonso était à l’intérieur, il serrait la corde au maximum. Hulkenberg s’est rabattu sur lui comme s’il n’y avait eu personne à sa droite. Que pouvait-il faire ? L’iniquité de la sanction qui l’a frappé est d’autant plus manifeste que plus tard, en fin de course, au même endroit, Ricciardo a essayé de surprendre Raïkkonen au freinage malgré un retard important sur la Ferrari. Du coup il l’a chargée d’un choc dans la roue arrière droite. Raïkkonen, déséquilibré, n’a pu que le laisser passer. Or l’Australien n’a pas été sanctionné. Deux poids, deux mesures. Le mieux serait de renoncer aux sanctions à tout va, sauf erreur aux conséquences graves comme celle de Verstappen.
Q. – Le prochain Grand Prix est au Canada, le 7 juin sur le circuit Gilles-Villeneuve. Ton pronostic ?
J.P.B.- La météo va encore compter beaucoup là-bas, sans parler de la pluie, toujours possible évidemment. Mais si c’est sec la température aura autant d’importance qu’à Monaco. Or il peut faire frisquet à Montréal. Et les Ferrari ne pourront inquiéter les Mercedes que s’il fait chaud, ce qui est également possible ! Mais il y aura un paramètre supplémentaire : comment chez Mercedes, s’ils veulent compenser la bévue qu’ils ont commise à Monaco au détriment d’Hamilton, ne vont-ils pas compliquer les relations déjà sensibles entre leurs deux pilotes ?
Illustrations : Podium @Nice Matin JP Beltoise et Johnny Rives @DR Départ @ Nice Matin Ferrari @ Nice Matin Nico Rosberg @ Olivier Rogar