Rédac’chef, c’est quoi ?
Moity dodeline du chef, comme KO par cet ultime uppercut existentiel, genre Jacques Chancel dans Radioscopie, que décoche Jean-Paul. Avant il y eut cet « Avez-vous été heureux à l’hebdo ? » générateur d’un silence interminable, lourd d’un non-dit éloquent.
Alors sa lippe s’anime, laisse tomber que c’était un boulot de merde, qu’on se faisait chiiieeer à l’époque avec une imprimerie en Belgique où on convoyait les films par le train ou la route, quand les télex avaient plus de papier le dimanche soir et que les textes s’imprimaient sur le vide. Qu’est-ce qu’on a pu s’emmmmeeerder !!
L’escale
Nous sommes à l’Escale, un routier historique face à l’aéroport de Châteauroux qui exhale avec son immense portail art-déco un parfum d’années cinquante, les Américains, Depardieu, les anciens francs.
Jean-Paul Orjebin a quitté Pornic, a traversé la moitié de la France pour me prendre à Cosne. Le bonheur de renouer avec celui qui fut le premier rédac’chef d’Auto Hebdo, Etienne Moity, et notre premier mentor, a motivé cet effort.
Il habite près d’ici, un bled paumé où ses canards, ses poules sont avec sa femme les seuls êtres avec qui il entretient quelque lien social.
L’Équipe sous le bras, il descend d’une caisse non identifiable, une sorte de Renault Laguna ancienne, se dirige droit sur la Morgan Plus Four British Racing Green de Jean-Paul, hypnotisé.
« Putain Orjebin vous êtes venu dans votre sac à boulons ?! ça va chercher dans les combien ? » Il convertit automatiquement en francs, puis en anciens francs d’avant 1960, seule monnaie reconnue. Ah oui quand même…
Moity compte en francs lourds, considère Internet comme le diable, ne puise qu’aux livres, aux encyclopédies, « Z’avez les deux tomes du Ménard j’espère Vatan, absolument indispensable, de même que le fabuleux Gordini de… ce type qui faisait expert… Christian Huet ? C’est ça Christian Huet ! »
Audiard
Moity fait du Audiard sans le savoir, c’est inné. Il partage avec le scénariste du Cave se rebiffe un autre point commun, Saint-Chéron dans l’Essonne, où l’un et l’autre habitèrent, suffisamment hors de portée de la rue de Lille, où étaient les bureaux de l’hebdo, pour faire dire à une de ses gâchettes rédactionnelles qu’il n’avait jamais vu sa maison de jour, parti de nuit, rentré de nuit.
Nous voulons lui poser mille questions. Une forme de retenue nous empêche de pousser à la confidence cet homme pur, pudique qu’une vie recluse au fond du pays des sorciers, au nord de la Brenne, réduit au silence.
« J’ai présenté deux fois le concours de l’Estaca, deux fois recalé à cause des maths, je suis nul en maths !
Vous vouliez faire ingénieur aéro ? Pas du tout j’voulais rien faaaire !! Mais fallait bien faire quelque chose, puis mon frère (Christian Moity, grande plume de l’Automobile) m’a fait entrer dans son canard, j’y suis resté jusqu’au lancement de Scratch, dont Hommel m’avait demandé de m’occuper ».
Auto-Hebdo
Et ce fut Auto Hebdo en février 1976. L’époque où nous, petite bande pleine d’enthousiasme devant la création enfin d’un hebdo consacré totalement au sport automobile, investîmes le 7 rue de Lille.
Imaginait-il le bonheur qui nous envahissait ? Moity reste coi. Il n’imagine rien, surtout pas l’idée du bonheur. Le journalisme restait alimentaire. Il lui permettait d’accéder à ce qui le tient en vie, l’automobile, la mécanique.
Ecrire ne l’intéresse pas. « Delannoy me tanne le cul pour que je fasse quelque chose en Endurance, qu’est ce que je vais aller m’emmmeeerder ?! »
Nous évoquons quelques figures, dont cette ancienne que nous avons bien connue. Un mytho ce type-là, il rédigeait des interviews bidons alors qu’il ne voyait pas les gens, il n’aimait pas les gens. Un jour, un directeur d’écurie me dit on n’a jamais vu ton gars, on le connaît pas ! Ligier de rage l’avait balancé dans une poubelle, et Ecclestone a fini par la virer de la F1 ! »
De même que Hommel a viré Moity d’Auto Hebdo comme ça, de but en blanc au début des années 90. Il se demande encore pourquoi. Ce qui n’a pas arrangé sa misanthropie naturelle.
Creusekistan
Peu trouvent grâce à ses yeux, en vrac, Pierre Dupasquier, le regretté Jean-Marc Andrié, Luc Augier, Pesca bien sûr. Et Patrice Vergès, le complice de toujours. « Mais y tourne bourge, qu’y fasse gaffe ! »
Son portable bipe, un modèle qu’aurait pu mettre au point Graham Bell : Polo se réjouit du bon moment passé au Creusekistan. Il envisage une bouffe avec le Frèq et Seb, est-ce qu’il en serait ?
(trad : Jean-Paul Renvoizé, ancien spécialiste du rallye à AutoHebdo, se réjouit d’avoir vu Etienne au Creusekistan, un rallye amical en Creuse, il envisage un déjeuner avec Guy Fréquelin et Sébastien Loeb).
Il est gentil Polo mais j’y vais comment là-bas ? avec mes volailles et ma femme à m’occuper. Son épouse est handicapée.
Parking
14 h 30 sur le parking de l’Escale. Moity tourne une dernière fois autour de la Plus Four, se fait ouvrir le « bouilleur ». Putain c’est vachement accessible, y z’ont fait des progrès chez Morgan, complimente la belle finition, caresse le bouchon de réservoir style Lola T 70, c’est plus un sac à boulons maintenant c’est de la belle auto.
Ses yeux brillent à Moity, les quinquets du gosse qu’il est resté. Il retarde le moment de remonter dans sa caisse pourrie, de nous quitter, Jean-Paul et moi, marqueurs d’un temps où, peut-être qui sait, il fut heureux.— avec Jean-Paul Orjebin, à L’Escale Village.