Il devrait en être satisfait. Son visage n’est pourtant pas celui des grands jours. Nous sommes le 26 juillet 1955
L’extrême complexité du caractère d’Enzo Ferrari se révèle lors d’un épisode du long parcours de la Scuderia, la scène se passe dans la lourdeur caractéristique de ces journées d’été en Emilie Romagne.
La chaleur y est particulièrement étouffante, les protagonistes écartent leurs cols d’un doigt, s’essuient la sueur qui leur fait briller leur front. Ils regardent, sans réussir à cacher leur admiration, les Lancia D50 descendre du camion transporteur Ferrari dans la cour de Maranello.
Enzo Ferrari sourit, il se tourne vers Romolo Tavoni et Mino Amarotti et leur chuchote une phrase qui va les sidérer ….
Jean-Paul Orjebin
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Remontons le temps pour comprendre ce moment un peu oublié et pourtant charnière de l’Histoire Ferrari.
L’accident mortel d’Ascari déclenche le processus.
Deux mois plus tôt, le 22 mai, Alberto Ascari glisse sur une trainée d’huile et tombe avec sa Lancia D50 dans le port de Monaco. Il est secouru par les déjà très efficaces plongeurs monégasques, il passe une nuit à l’hôpital et rentre chez lui à Milan avec consigne de se reposer quelques temps pour se remettre de cet accident qui aurait pu lui être fatal. Le jeudi qui suit cet inopportun plongeon, Alberto au lieu de respecter sa convalescence se rend à Monza, à quelques minutes de son appartement milanais, « Ça tombe bien », son ami Eugenio Castelloti est en essais pour Ferrari. Après un sympathique déjeuner au restaurant du circuit, la séance d’essais reprend, « Prêtes-moi ton casque je vais faire quelques tours » dira Alberto à Eugenio. Il veut vérifier son aptitude à piloter. Peut-être aurait-il mieux fait de faire une petite sieste après cette « collazione » parce que l’après-midi verra, on ne sait pas trop pourquoi, Ascari sortir brutalement de la piste et être éjecté de cette Ferrari 750S. Il mourra sur le chemin de l’hôpital.
Sur place, Luigi Bazzi par téléphone informe Enzo Ferrari du drame. Il est effondré, de nouveau un de ses amis se tue sur une de ses voitures, son fils est proche de l’agonie, ses voitures ne se vendent pas autant qu’il le souhaiterait et la Scuderia est à la peine.
A Turin, le jeune patron Gianni Lancia est encore plus au fond du trou que Ferrari. La sophistication de la production Lancia a un coût trop important, l’Ecurie de course également. la D50 conçue par Jano est encore en phase de développement, la situation financière de Lancia est plus que précaire, la mort de son premier pilote incite Gianni Lancia à jeter l’éponge, à céder l’entreprise. Lancia est à reprendre.
La faillite de Lancia
La partie automobile de tourisme est reprise par un industriel italien du BTP, Carlo Pesenti proche des Démocrates Chrétiens, alors au pouvoir, pour 10 milliards de Lires. Somme en partie remboursée par la dette accumulée de Lancia envers Italcementi, l’entreprise de Pesenti, pour la construction d’un gratte-ciel à Turin.
Lors des négociations, les nouveaux maîtres ont exigé de Mme Miglietti-Lancia, qui maintient la présidence, à la fois le retrait total de son fils Gianni et le transfert au Professeur Fessia (1) des pouvoirs en matière de choix techniques. Il est notoire que le Professeur aime tout de l’automobile, moins l’aspect de la compétition sportive !
Par ailleurs, un gentlemen-agreement sera établi entre Pesenti et le Prof Vittorio Valleta , Président de la Fiat, dans lequel ils s’engageaient mutuellement à ne pas envahir le champ d’action de chacun (2).
Pour la partie Sportive, celle qui au contraire d’Antonio Fessia nous intéresse le plus, ce sera moins simple.
Manifestement l’Ecurie Lancia encombre, il s’agit d’une unité dont on ne sait pas trop quoi faire. Vittorio Jano en est toujours le responsable mais son poste est clairement compromis, Fessia souhaite se débarrasser de cette Ecurie dispendieuse et surtout inutile à ses yeux. Pour Spa, tout début juin, Castelloti réussit à convaincre la direction de participer au GP en forme de dernier hommage au pilote disparu. Deux D50 seront envoyées en Belgique, les Mercedes de Fangio et Moss seront devant aux essais du vendredi mais dans les dernières minutes des essais du samedi, Castelloti réussira l’impossible en obtenant la pole. Le lendemain les Mercedes remporteront la course mais la preuve était faite du formidable potentiel de la Lancia D50 et donc de la valeur de reprise de l’Ecurie.
D’ailleurs, des approches de concurrents ont lieu, une des plus sérieuses est certainement celle de Mercedes, probablement pour absorber un adversaire dangereux. Cette offre provoque une réaction de l’Industrie nationale italienne. Préoccupé par la tentative de Mercedes, le Président de l’Automobile Club d’Italie, le Prince Filippo Caracciolo di Castagneto, se rapproche de Maserati et propose la Scuderia Lancia aux frères Orsi. Ces derniers ne seront pas convaincus, ils ont une grande confiance en leur 250 F, le temps prouvera qu’ils avaient raison. Pendant ce temps Enzo joue le jeu qu’il connait bien, il grenouille en sous-mains, se plaint de ne pas être aidé par les instances nationales, il fait de nouveau le coup du chantage à l’abandon de la compétition, ce que ACI redoute. Deux marques prestigieuses quittant le monde du sport automobile italien simultanément est impossible à envisager. Le président Filippo Caracciolo prend alors langue avec Gianni Agnelli, Ils se connaissent bien, il a pris sa succession à l’ACI. Un accord « patriote » à trois est ainsi mis en place. Lancia donne à Ferrari l’ensemble de son matériel de course qui reste ainsi en Italie. Par ailleurs, le géant FIAT s’engage à fournir à la petite entreprise de Maranello une importante contribution financière pendant cinq ans (50 millions de lires par an). Nous avons par cet accord les prémices du rapprochement financier Ferrari-Fiat de 1969
Ce deal est une aubaine pour Ferrari qui commence à ne plus avoir confiance en Aurelio Lampredi et son 4 cylindres venu en bout de développement.
Turin – Maranello, 300 km.
Six D50 ont quitté ce matin du 26 juillet 1955 la cour de Lancia Corse Via Caraglio à Turin. Ce fut l’occasion d’une bien triste et curieuse cérémonie. Enzo Ferrari s’est bien gardé d’y assister, il a envoyé son Directeur sportif du moment, Mino Amarotti. C’est l’Avvocato Domenico Japelli qui est délégué par Lancia pour établir l’aspect officiel de cette « livraison », même si l’ambiance est plus du domaine de la tristesse que de l’hostilité, l’atmosphère suinte l’embarras. Les voitures ainsi que le matériel de course sont chargés en silence dans les camions transporteurs et en route pour Modène. A l’arrivée en revanche, Ie Commendatore est bien présent, il sourit discrètement dans un mélange d’ironie et de condescendance, il est à la fois rempli de joie d’obtenir ces bêtes de courses et humilié de les recevoir en cadeau.
Les photos prises lors des premiers essais sur le circuit de Modène donnent une idée de ce qu’est le body langage. Nous voyons, alors que tout le monde est affairé et concentré sur la D50, un Enzo Ferrari l’air absent dans une posture ambigüe, entre l’indifférence et le dépit. Un épisode certainement utile pour sa Scuderia et sa société mais gênant à titre personnel.
Lancia – Ferrari
En septembre, Le GP d’Italie verra le retour de la Lancia D50, désormais surnommée Lancia Ferrari par la plupart des observateurs. La nommer de la sorte est rapidement devenue une source d’irritation considérable pour le Commendatore, il aurait aimé que la filiation Lancia de la voiture soit oubliée une fois pour toute. Il était vexé et frustré de voir son honneur d’équipe sauvé par ce qui équivalait à une distribution gratuite du stock d’un autre constructeur en faillite. Le nom Lancia était un rappel permanant que la firme de Turin, pour sa première tentative en F1, avait conçu une meilleure auto que lui, malgré toute son expérience accumulée.
C’est sans doute pour cela que touché dans son orgueil le 26 juillet, regardant descendre les D50 du transporteur, Enzo Ferrari se tourne vers Romolo Tavoni et Mino Amarotti pour leur chuchoter cette phrase sidérante : « Dovrebbero ringraziarmi per aver accettato questa robaccia »
« Il devraient me remercier d’avoir accepté cette camelote »
NdA
- Antonio Fessia , Ingénieur chez FIAT en 1926 au sortir de Polytechnique Turin, sous la direction de Dante Giacosa, il se fâche avec son patron le Sénateur Gianni Agnelli qui n’acceptait pas son projet d’introduire le concept de la traction avant pour les futurs modèles Fiat et démissionne en 1946 .
Il sera consultant pour divers constructeurs (NSU, Ducati, Pirelli) avant d’entrer en 1955 chez Lancia comme Directeur technique, il y imposera son idée de traction avant et aussi de nombreuses nouveautés techniques.
- Lancia s’engage à ne pas produire de voitures de faible puissance et Fiat de voitures de plus de 1100 cm3. Fort de cet accord, Pesenti investira sans crainte dans la très couteuse usine de Chivasso. Il poursuivra en justice le Prof Valleta quand Fiat produira des 1300 puis des 1500 cm3 et plus.