31 mars 2013

Entretien exclusif (*)

Olivier Favre a une certaine  » Sympathy for the devil » comme nombre de pierres qui roulent. Le Malin est bien celui qu’on pense, tapi de l’autre côté d’un miroir dont les lignes de fuite sont autant de tentations. Il nous écrase de son impitoyable clairvoyance, même lorsqu’il se met à parler de blog…  

 

Classic COURSES

 

 

Intrigué par un courriel élégamment tourné qui me promettait une rencontre très particulière, je me suis rendu à l’adresse indiquée, un bel immeuble bourgeois du début XXe respirant l’aisance feutrée. Trois sonnettes à l’entrée, mais seulement deux noms. Conformément aux instructions mais un peu fébrilement, je donne deux brèves impulsions sur la sonnette sans nom. Après quelques secondes, un déclic et la porte se débloque. L’odeur de l’encaustique me détend quelque peu et, glissant sans bruit sur l’épais tapis rouge de l’escalier, je monte au second. L’unique porte du palier est ouverte. Je la pousse et, en entrant, je suis tout de suite saisi et presque incommodé par la chaleur qui règne dans l’appartement. Du fond de celui-ci, une voix, chaude elle aussi mais ferme, m’appelle : « par ici, je vous prie ».

 

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Poussant une autre porte, je pénètre dans un petit salon. La lumière y est faible, mais suffisante pour apprécier la qualité de l’ameublement et le soin apporté à la décoration, dans des tons chauds qui vont de l’orange au brun en passant par tous les rouges possibles. « Asseyez-vous, je vous en prie », reprend la voix qui s’élève derrière un paravent aux motifs chinois. « Vous m’excuserez de rester caché, c’est contraire aux usages mais cela vaut mieux pour vous ; et puis je suis d’un naturel timide. Vous êtes installé ? Bien, vous avez de quoi boire sur la table basse devant vous, n’hésitez pas à vous servir. Et, comme je devine votre impatience, je vous propose de commencer sans plus tarder : je vous écoute, donc. »

Essayant d’oublier la caméra que j’ai repérée dans un angle de la pièce, je sors mes « antisèches » et m’éclaircis la gorge :

 

De quand date votre intérêt pour la course automobile ?

     Oh, de sa création, tout simplement. Vous savez, aucune passion humaine ne m’est étrangère, je suis comme vous. Et avec les ingrédients qui la composent, vitesse, peur, danger, j’ai tout de suite perçu le potentiel de créativité que la course m’offrait. Sans parler du pur divertissement qu’elle procure.

 

Avez-vous des préférences quant au genre de courses ? aux marques ? aux pilotes ? aux époques ?

       Ah, j’aimais bien l’ère des turbos, avec ces retours de flamme aux échappements. J’avais un peu l’impression d’être chez moi (rire) ! Non, je plaisante, j’aime bien jouer avec les représentations que l’on a de moi. Plus sérieusement, et tout en ayant conscience de n’être guère original sur ce point, je veux bien confesser une dilection particulière pour les voitures rouges venant d’une bourgade toscane bien connue.

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Ah bon ? ça ne paraît pourtant pas évident quand on songe à la litanie de drames et de tragédies qui ont émaillé l’histoire de la marque.

       C’est vrai, mais qui aime bien châtie bien, non ? Et puis j’ai peut-être une façon particulière de marquer mes préférences. Tiens,rappelez-vous cette année …, excusez-moi mais je n’ai pas la mémoire des dates humaines, cette année où la Scuderia a perdu ses deux pilotes qui s’étaient fâchés pour une histoire de consignes non respectées par l’un d’eux …

 

Oui, 1982.

      C’est cela. Je dois dire que je suis assez content de moi sur ce coup-là. Il était sans doute difficile de faire mieux. Cela dit, ne me faites pas endosser tous les accidents des voitures rouges. Je n’y étais pas toujours impliqué. Après tout, le Vieux savait y faire pour mettre ses pilotes dans des conditions propices aux catastrophes … Et, de même, ne cherchez pas ma patte derrière chaque tragédie de l’histoire de la course. J’ai de multiples talents, mais je ne peux être partout. Et, de toute façon, ce ne serait pas nécessaire, car il y a l’homme et ses erreurs de conception, ses fautes de pilotage, ses passions exacerbées. En revanche, ce que j’aime bien, c’est me greffer sur ces faiblesses humaines et en amplifier les conséquences.

 

Vous pouvez nous donner un exemple ?

       Plusieurs, si vous voulez. Tenez, cette voiture orange qui perd son capot sur un circuit anglais désaffecté et va s’écraser sur le seul poste de commissaire en béton encore debout. Le capot, ce n’était pas moi, le reste si. Et ce pilote mexicain particulièrement audacieux qui s’est tué en Allemagne ? un fait de course, son accident ?à la base, oui mais il y avait le parapet d’un pont auquel j’ai voulu donner ce jour-là une fonction autre que celle qu’il assumait quotidiennement. Vous voyez ? En fait, ce que vous appelez de la malchance ou un hasard malheureux, c’est moi.

 

Alors, j’imagine que Le Mans 55 c’était vous aussi ?

       Eh bien non ! je n’y suis pour rien. Bien sûr, je pourrais faire le malin – si j’ose dire – et prétendre le contraire, vous n’y verriez que du feu ; mais c’est un entretien à cœur ouvert, je vous ai promis la vérité et il m’arrive de tenir mes promesses … Non, Le Mans 55 ce n’était pas moi. Ce jour-là, c’est le hasard qui est responsable de cet extraordinaire enchaînement. Cela dit, je n’aurais pas fait mieux, j’en suis encore vert aujourd’hui.

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Vous intervenez moins ces dernières années, semble-t-il ?

       C’est vrai, tout cela m’intéresse moins, sans doute me suis-je lassé. Et puis, vous ne me facilitez pas la tâche avec vos mesures de sécurité : cela réduit la part du hasard et de l’impondérable, mais aussi la mienne. Il m’est de plus en plus difficile de trouver une place. De temps à autre, j’essaye quand même de retrouver le frisson d’autrefois, comme à Imola ce fameux 1er mai. Je me suis bien amusé ce week-end-là ; à tel point que j’ai été tenté de recommencer très vite, dès la course suivante. Mais j’ai quitté Monaco après les essais, j’ai eu peur que cela devienne une drogue et que je ne puisse plus m’en passer. Et puis, il faut quand même vous laisser souffler un peu, il ne faut pas casser le jouet.

 

 Justement, vous risquez de provoquer l’arrêt des courses en exagérant.

       C’est vrai, d’ailleurs c’est arrivé. Rappelez-vous cette course à travers l’Italie et cette Ferrari qui fait 15 morts. Ca m’a bien plu sur le moment, mais cela a sonné le glas de cette épreuve. J’avoue que ça fait partie de mes regrets. Le pneu aurait éclaté de toute façon, mais j’aurais pu faire en sorte que cela arrive dans une portion sans spectateurs.

 

 Mais pourquoi ? pourquoi jouer ainsi à semer la mort et la désolation ?

       Ah, je m’attendais à cette question …, et ça me rappelle de jeunes Anglais chevelus et la ritournelle qu’ils m’avaient consacrée : « what’s puzzling you is the nature of my game » ; ça vous dit quelque chose ?

 

Oui, mais moi, je n’éprouve aucune sympathie pour vous.

      Je peux le comprendre et je ne m’en formaliserai pas. Revenons donc à votre question : pourquoi tout cela ? je pourrais vous dire simplement : n’oubliez pas qui je suis. Mais ce serait un peu court. Aussi ajouterais-je ceci : parce que je le peux, tout simplement. Vous pouvez le comprendre, non ? L’homme n’est-il pas cette créature qui ne peut s’empêcher de repousser ses limites ? qui s’efforce d’augmenter son emprise sur la nature ? qui fait tout ce qu’il est en mesure d’accomplir, au mépris des considérations …, comment dites-vous ? …, éthiques ? et ce quoi qu’il lui en coûte ?

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Certes, mais la plupart du temps, c’est dans un but louable.

       Cela dépend du point de vue. Or, vous imaginez bien que je n’ai pas le même que le commun des mortels. Et quand bien même, les catastrophes et les horreurs issues de projets aux visées nobles sont une remarquable constante de l’histoire humaine. Mais, tenez, à propos de nobles intentions, et pour revenir à la course, figurez-vous qu’il m’est aussi arrivé d’exercer une influence positive.

 

Vraiment ? j’ai du mal à le croire.

       Mais si. Et d’ailleurs, je me demande si certains ne s’en sont pas aperçus. Ainsi, il m’est arrivé de lire sous la plume de certains de vos confrères que tel ou tel pilote, survolté ce jour-là, avait conduit, je cite, « comme un possédé » ; ils ne croyaient pas si bien dire …

 

Pourquoi m’avez-vous proposé cet entretien ?       

     Je ne sais pas trop, à vrai dire. Disons que j’aime bien « Mémoire des Stands » [et Classic COURSES], j’y jette un œil régulièrement, ça me rappelle le bon vieux temps. Après tout, vu sous un certain angle, ce blog, c’est un peu le récit de mes exploits, non ?

 

Si ce sont bien les vôtres ; car qu’est-ce qui me prouve que vous êtes bien celui que vous prétendez être  

       Bonne question ! et que j’attendais, évidemment. Je pourrais vous demander de me croire sur parole, mais je comprends que vous ayez besoin d’une démonstration tangible. Aussi, levez-vous et allez ouvrir la porte en face de vous.

 

(………………………)   

      J’ai l’impression que vous êtes un peu secoué, rien d’étonnant à cela. Je vous propose donc de mettre un terme à cette entrevue. Je suis ravi d’avoir fait votre connaissance et ne doute pas que vous retranscrirez mes propos avec soin. Au plaisir de vous revoir un jour, peut-être …

 

 

Olivier Favre

Illustration Marc Ostermann

 

« Tant que l’on croyait au Diable, tout ce qui arrivait était intelligible et clair ; depuis qu’on n’y croit plus, il faut à propos de chaque événement, chercher une explication nouvelle, aussi laborieuse qu’arbitraire, qui intrigue tout le monde et ne satisfait personne. »
(E.M. Cioran – De l’inconvénient d’être né)

 

 

* : publié sur le site Mémoire des Stands

 

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