9 janvier 2016

Un enfant dans la course (3) : Reims Gueux, Grand Prix de l’ACF 1953

Samedi 4 juillet 1953. Un peu plus d’un an après avoir assisté pour la première fois à un « Grand Prix » de Formule 2 à Montlhéry, et trois semaines après mes premières 24 Heures du Mans, je vais, toujours conduit par le paternel, et toujours à bord de sa Bugatti 57, changer de région et de braquet pour voir, en direct, mon tout premier « vrai » Grand Prix. Nous ne pouvons le deviner, mais cette course du Grand Prix de l’ACF 1953 va rester dans les annales comme l’une des plus âprement disputées de l’histoire du Championnat du Monde.

Jacques Vassal

RETROUVAILLES AVEC « JOHN » CLAES

Cela se passe sur le circuit de Reims-Gueux, alors l’un des plus rapides du monde, avec ceux de Spa et de Monza. Pour nous, Reims est un rendez-vous incontournable. Il faut vous dire aussi que papa a le chic pour connaître des amis au Mans, des cousins à Rouen et, comme c’est bizarre, des amis ET des cousins à Reims… Donc, ici, on peut se pointer au circuit pour les essais le samedi, chez les amis en centre-ville pour dîner et dormir, assister le lendemain aux courses ET en fin d’après-midi, dîner chez les cousins (histoire de ne vexer personne !), avant de regagner Paris. A l’époque, la distance est de 160 kilomètres et sans autoroute, mais quand on aime…
Week-end très chargé car, outre le Grand Prix et peut-être une course de « racers 500 », la nuit et la matinée appartiennent aux concurrents des 12 Heures : départ à minuit, arrivée le dimanche à midi. Mais pour les 12 Heures, mon père a dû rejoindre le circuit en compagnie de mon beau-frère, un « grand » de vingt-six ans, ce veinard ! – en me laissant dormir chez les amis. Je n’ai encore que six ans, tout de même. Tout ce que je me rappelle, c’est que cette course d’endurance s’achèvera, comme celle du M, par la victoire d’une Jaguar C (ici Moss/Whitehead), cette fois devant une Talbot-Lago. On a bien écouté le reportage à la « TSF » chez les amis, pendant le petit-déjeuner, car il n’y a pas d’autoradio à bord de la Bugatti, papa ayant choisi de s’en passer, préférant lorsqu’il conduit écouter le ronronnement du 8 cylindres en ligne à double arbre à cames en tête. En me ramenant au circuit ce dimanche-là vers les onze heures, il me signale tout de même que Stirling Moss, non seulement est en train de gagner les 12 Heures sur Jaguar, mais en plus va participer tout à l’heure au Grand Prix, sur une Cooper-Alta. Qu’est-ce que c’est ? « Une marque anglaise », précise mon père, qui ajoute : « Il y a aussi des Cooper-Bristol. Même châssis mais moteur différent. » Quant aux monoplaces HWM, papa m’apprend qu’elles ont des moteurs Alta, comme la Cooper de Stirling Moss ! Une mystère de plus. Il me faut aussi assimiler le nom d’une autre marque anglaise présente à Reims : Connaught. Les pilotes de ces deux voitures vertes ? Un Anglais d’ascendance italienne (Salvadori) et un … prince, qui s’appelle Bira. Sur la photo du programme, on voit nettement qu’il a les yeux bridés. Et à ma question, « Mais de quelle nationalité est ce Bira ? », papa répond sans hésiter : « Siamois ! » Un prince siamois ? Je croyais que les siamois étaient des frères mais, pour ne pas avoir l’air idiot, je garde cette question-là pour moi. Heureusement, il y a une troisième Connaught, jaune celle-là ; depuis Montlhéry, je peux jouer les vieux habitués : voiture anglaise, certes, mais engagée par des Belges ! Gagné ! Son pilote n’est autre que « John » Claes, celui que j’avais vu tomber en panne avec sa Gordini à Montlhéry. Je serre plus fort la main paternelle (1- Voir, non pas Les Cigares du Pharaon, mais Un Enfant dans la course, chapitre 1 : « Montlhéry 52 »).

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L’ECHARPE DE GIRAUD-CABANTOUSMike Hawthorn - JM Fangion Reims 1953

La veille, nous avons vu les essais du Grand Prix depuis l’extérieur du virage de Thillois (comme Mulsanne et Arnage pour celui du Mans, les virages du circuit de Reims portent le nom d’un village voisin. Ici, Thillois et Muizon. Le virage de « la Garenne » nous a posé un lapin depuis que le circuit a été rallongé à 8,347 km,
jusqu’à l’épingle de Muizon justement. Le circuit même s’appelle Reims-Gueux : près de Reims, il existe un village qui s’appelle Gueux ! (Tout ça vous avait une autre allure que « Carte S » ou« Turn Three », me dirai-je un demi-siècle plus tard).
En tout cas, après les Ferrari, Maserati et Gordini d’usine, vraies stars du plateau rémois de ce 5 juillet, qui compte 25 voitures au départ, nous avons vu les Cooper-Bristol, les Connaught et les HWM. Au volant de ces dernières (hélas pour elles, c’est presque le cas à Reims), deux Anglais, Collins et Macklin, mais allez savoir pourquoi, j’ai surtout retenu le Français conduisant la troisième, la plus lente. Son écharpe dorée de soie, mal enroulée autour du cou, claque au vent et Yves Giraud-Cabantous, c’est lui, fait ce qu’il peut avec ce qu’il a : un meilleur tour aux essais en 3’06’’7 quand Ascari, sur Ferrari, a signé le meilleur temps en 2’41’’7. 25 secondes au tour, un « boulevard » entre eux (en l’occurrence, la ligne droite de Gueux). Or, la course compte 60 tours.
Pourtant, Giraud-Cabantous et son HWM ne sont pas les derniers sur la ligne de départ.
Derrière lui, quelques « coureurs » qui n’ont pas marqué de temps aux essais prennent quand même le départ. Parmi eux, Jean Behra, le vainqueur de 1952. J’ai appris longtemps après que le petit atelier du boulevard Victor (Paris 15e), toujours sous pression à courir après les primes de départs, avait envoyé Behra le samedi midi au volant de sa monoplace sur la RN 2, par Villers-Cotterets et Soissons, puis la RN 31 vers Fismes, enfin Muizon, Thillois et les stands, sa Gordini n’ayant été prête qu’au dernier moment. « Jeannot » a eu beau foncer sur la route, quand il a rallié le circuit, les essais étaient finis.

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Cette fois, chacun sait que la course va se jouer entre les Ferrari et les Maserati. D’un côté les 500 F 2 avec des pilotes comme Farina et Ascari (tous deux déjà Champions du Monde), Villoresi et un jeune et blond Anglais nommé Mike Hawthorn, qui a l’élégance de courir en arborant sous son blouson un nœud papillon ! De l’autre, quatre Maserati A 6 SSG confiées à un autre Champion du Monde, Juan Manuel Fangio, deux autres Argentins, Froilan Gonzalez et le jeune protégé de Fangio, Onofre Marimon, enfin à un Italien chevronné : Felice Bonetto. Sans oublier les Osca, marque italienne fondée, explique mon père, par les frères… Maserati. Va comprendre, Carlo !

FANGIO BATTU PAR HAWTHORN

Mike Hawthorn Reims 1953Mais alors, les Gordini ? L’an passé, ici même, l’une d’elles, conduite avec fougue par Jean Behra, a tenu tête aux Ferrari et aux Maserati et même remporté le Grand Prix. Pas de chance, celui-ci ne comptait pas pour le Championnat du Monde en 1952 (celui de l’ACF, qui lui comptait, s’était couru à Rouen). Mais la belle bleue et son pilote au casque à damiers
ont tout de même bel et bien battu les principaux protagonistes dudit Championnat. Alors cette fois, on espère qu’une Gordini, avec Behra ou Trintignant, voire Harry Schell (« l’Américain de Paris ») ou pourquoi pas Roberto Mieres – encore un Argentin ! -, va pouvoir répéter l’exploit.
Mais aujourd’hui, pas de miracle : dès les premiers tours, Gonzalez, parti avec un demi-plein d’essence, mène la danse et creuse l’écart devant les Ferrari d’Ascari, Villoresi, Hawthorn et Farina, puis les Maserati de Fangio, Marimon et Bonetto. Les Gordini ? A l’agonie : celle de Schell ne dépasse pas le 4e tour, celle de Trintignant le 14e , celle de Mieres disparaît aussi et seule celle de Behra finira, mais à une humiliante 10e place. Gonzalez survole les débats : à l’extérieur au freinage de Thillois, nous voyons le « toro de la Pampa », avec gros ventre et ses épaules de rugbyman, arc-bouté sur le volant de sa Maserati. Les pilotes de Ferrari font leur possible pour ne pas perdre trop de terrain, tandis que Fangio, parti prudemment comme à son habitude, les remonte un à un. Au 30e tour, Gonzalez ravitaille promptement (en 27 secondes, un exploit pour les mécanos d’alors) et il va repartir en 6e position. Désormais, tout se joue entre Fangio et Hawthorn. Je me rappelle avoir vu le jeune Anglais et sa Ferrari harceler l’Argentin et sa Maserati, plusieurs tours durant. Nous avons cru que Juan Manuel, plus rusé et expérimenté, qui plus est sur une Maserati vraiment très rapide, allait « mater » le blond Mike. Au dernier tour, mon père et moi avons vu Fangio en tête au freinage de Thillois. Sûrs qu’il avait gagné, nous avons rejoint mon beau-frère qui, lui, avait vu la course depuis la SORTIE de Thillois. Et qui nous a dit : « C’est Hawthorn ! Il a battu Fangio ! Au dernier moment… » Le Champion du Monde 1951 avait dû, juste après son ultime sortie de Thillois, arracher ses lunettes souillées d’huile. Le blond Mike, habile et opportuniste, en avait profité. Un Champion du Monde, si grand fût-il (et sans oublier Farina et Ascari, ici 4e et 5e derrière Gonzalez finalement 3e), pouvait donc être battu par un « jeunot ».
C’est ce que je me suis dit après le dîner chez les cousins rémois, en m’endormant sur la banquette arrière de la Bugatti 57, bercé par le ronronnement du 8 cylindres double-arbre, quelque part entre Fismes et Soissons…

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Illustrations :

Video Reims 1953 © British Pathé
Photos  © Rosenthal

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