« Mes neuf victoires aux 24 Heures du Mans »
Avec neuf victoires scratch au compteur, avec Tom Kristensen, le pilote Emmanuel Gentixsen reste le recordman absolu du nombre de victoires au Mans devant Ickx, Bell, Pescarolo et Gendebien. Avare d’interviews, le discret pilote suisse nous a ouvert les portes de sa mémoire avec quelques réticences après plusieurs demandes restées sans suites. C’est exclusif à Classic-Courses.
Patrice Vergès
« Vous avez gagné le Mans la première fois il y a presque 45 ans… On est étonné de vous voir si jeune en 2018. »
Merci du compliment mais je n’ai « que » 65 ans. Je me surveille (Vegan) et fais encore pas mal de sport. J’avais à peine 21 ans en 1974 lorsque j’ai remporté le Mans pour la première fois. Avant, j’avais effectué deux saisons de Formule Renault qui n’avaient pas trop bien marché. En 1973, je me suis inscrit à la coupe Simca Shell 2 Litres disputée avec des protos à moteur Chrysler 2 litres. J’ai gagné la Coupe avec une GRAC achetée à crédit. La récompense ; c’était 70 000 F d’alors (70 000 euros actuels) et la promesse par Chemin d’une troisième place dans le baquet d’une Matra-Simca pour le Mans 1974. Je devais être associé avec Wolleck, mais à cause de mon gabarit (1,84 m), je suis parti avec Pescarolo et Larrousse comme 3eme pilote. Le rêve ! Nous avons mené la course pendant 24 Heures et remporté la victoire sans trop de problème au volant d’une voiture magique. A l’arrivée, j’étais le roi du Monde même si la presse enthousiasmé par le duo magique Pesca-Larrousse m’a un peu laissé dans l’ombre. Il est vrai que je n’avais tenu le volant que 5 heures et pas de nuit. Ducarouge n’avait pas voulu. J’ai cru que gagner le Mans n’était pas bien difficile. Quelle connerie !
C’était bien parti. Que s’est t-il passé ?
Hélas, Matra a arrêté la compétition à la fin de l’année. En 1975, grâce à mon contrat Gitane, j’ai piloté toujours avec Pesca, une Ligier JS2 Cosworth. J’ai mesuré après le gouffre qu’il y avait entre la Matra et une GT coursifiée pas très solide. Ligier n’était pas facile et il piquait de grosses colères. Nous avons cassé à la mi-course. Toujours grâce à Gitane, j’ai pu avoir un volant chez Inaltera en 1976, coéquipier de Jean Rondeau, un jeune type hyper-passionné. Mais la Rondeau, ce n’était pas non plus la Matra… et nous avons terminé 21ème.
Enfin en 1977 au Mans, j’ai piloté une Mirage à moteur Renault V6 2 litres turbo associé à l’Américain Sam Posey. La Mirage était beaucoup moins vite en ligne droite que les Alpine, qui avaient pourtant le même moteur. Justement, c’est le moteur qui a cassé comme sur toutes les Alpine, d’ailleurs. Larrousse m’a demandé de piloter pour lui l’année suivante et j’avoue que je ne m’y attendais pas car il avait été assez froid avec moi.
« Vous avez remporté votre deuxième victoire sur Renault Alpine en 1978 »
La 442 était un avion, prenant 370 km/h dans les Hunaudières. Les pilotes de F1, Depailler et Laffite qui étaient les plus rapides de l’équipe, se moquaient de Jaussaud et de moi, nous traitant de « chauffeurs de taxi » parce qu’on dé-com-po-sait les rapports. Eux, ils ont cassé et nous, nous avons gagné. Certainement mon meilleur souvenir bien que la course ait été très dure. Jaussaud avait été formidable mais il m’engueulait tout le temps car je ne ménageais pas assez la voiture. Ce n’était pas le cas de Pironi qui envoyait fort, le bougre ! Quel sacré pilote mais pas à sa place en endurance.
Comme avec Matra, je me suis retrouvé le bec dans l’eau quand Alpine a arrêté. En 1979, j’ai retrouvé un volant sur la vieille Mirage remotorisée en Cosworth toujours associé à mon copain Jaussaud. Un type formidable. Trop naïf dans ce monde cruel. Une course à oublier puisque je crois que nous avons été déclassés pour distance insuffisante. En 1980, je devais conduire pour l’équipe WM qui m’était très sympathique. Aux essais du jeudi, je n’ai pas trouvé le feeling avec cette voiture, rapide certes mais pointue… pointue. J’ai dis à Soulignac que je refusais de la piloter. Jean Rondeau m’a alors proposé de piloter son proto M 379 noire aux couleurs d’ITT qui n’était pourtant pas la plus en vue avec un Cosworth pas très puissant et pas réputé très fiable. J’ai accepté sans illusion. L’histoire fait partie de la légende puisque nous avons gagné. Et de trois !
Vous deviez déjà avoir une certaine valeur parmi les pilotes d’endurance ?
Certes, mais j’avais compris que l’avenir c’était le turbo qui passait obligatoirement par Porsche. Plus de voitures de courses françaises ce qui m’a un peu éloigné de la presse automobile. Si l’équipe d’usine était complète, il y avait une place de disponible chez Reinold Joëst qui avait construit un proto baptisé 908/80 moins efficace tout de même que les vraies 936 usine. Avec Whittington, nous avons abandonné au bout de 5 heures de course. L’année suivante en 1982, Porsche avait développé ses nouvelles 956 fermées plus rapides. Toujours à partir des anciennes 908 et 936, Joëst avait construit une voiture fermée baptisée 936 C qui avançait pas mal. Si ma mémoire est bonne, j’étais associé avec Wollek qui m’a impressionné. Pas marrant le bonhomme mais efficace, l’Alsacien. Hélas, on a cassé peu avant l’arrivée. Il était vert !
Vous avez gagné successivement en 1984 et 85 ?
Enfin, Joëst avec qui je courrai en endurance a pu disposer de la nouvelle 956 qui à l’époque, était la machine idéale pour s’imposer au Mans, véloce, confortable et sûre. En 1983, je me suis classé 4ème. L’année suivante, toujours avec la même voiture, j’ai retrouvé ce bon vieux Pesca. A la surprise générale, nous avons gagné. Franchement, nous étions les premiers surpris !
En 1985, superstitieux, j’ai demandé à repartir sur la même Porsche qui commençait à avoir de la bouteille et était sur le papier moins efficace que les nouvelles 962 usine. Avec Ludwig et « Winter », nous avons réussi le sans faute et amené cette 962 en fait plus rapide que les voitures officielles à la première place. Et de cinq ! Le Mans est une vraie loterie !
Bien entendu, j’ai pensé au record de Jacky qui s’était imposé six fois. Mais, avec Joëst, on s’est un peu heurté à cause de l’argent et aussi à cause de certaines rivalités au sein de l’équipe. Ton coéquipier ne t’aime pas si tu es moins rapide que lui mais il ne t’aime pas non plus si tu es plus rapide que lui ! Comme il y avait une place de libre chez Porsche, j’ai signé. Mais, cette année-là, je suis parti sur la mauvaise 962 Rothmans. Pas celle qui a gagné avec Stuck et Bell, mais l’autre avec Shuppan qui a cassé rapidement. L’année suivante, j’ai retrouvé la 962 usine avec le « grand » (Stuck) et Derek. Rien à dire que la course. Une lettre à la poste. C’est bizarre, Le Mans. Des années, on collectionne tous les malheurs de la terre et la suivante, tous les bonheurs. Avec Ickx, je devenais le pilote le plus titré au Mans.
La 962 a vraiment été la machine idéale pour gagner Le Mans ?
Certainement. C’était une voiture extraordinaire sur 24 Heures. A partir d’un moment, elle a vieilli et c’est devenu de plus en plus difficile. En 1988, toujours avec Bell et Shuppan sur la 962, nous avons abandonné à la mi-course.
En 1989, c’est Joëst qui dirigeait l’équipe officielle… et vous vous doutez bien qu’il n’y a pas eu de place pour moi. J’ai trouvé un volant chez Dauer qui avait engagé une 962… avec Walter Brun. Je suis parti me coucher tôt. Fin 1989, j’ai fait des essais pour Nissan et Jaguar. J’avais le choix mais j’ai préféré Jaguar. Je ne l’ai jamais dit car ça semble idiot c’est parce que j’avais arrêté de fumer cette années là et les Jaguar étaient sponsorées par un cigarettier. Ça m’a réjouit de piloter un gros 12 cylindres atmo aussi puissant et plus facile que les derniers turbos bridés par la consommation. Un beau souvenir puisque j’ai remporté ma 7ème victoire associé à Brundle et Nielsen. J’ai encore les marques des tapes dans le dos des anglais qui me félicitaient à l’arrivée. L’année suivante, toujours fidèle avec Jaguar, j’ai fini 4ème associé à Warwick et Nielsen.
Pourquoi n’avez-vous jamais piloté pour Peugeot ?
J’en avais l’envie. Quand Peugeot a annoncé son programme 905, j’ai écrit à Todt pour proposer mes services : sept victoires au Mans sur ma carte de visite, j’ai pensé que c’était largement suffisant. J’attends toujours la réponse de » Jean-Jean ».
En 1992, j’ai couru sur une vieille 962 du Kremer Racing avec laquelle j’ai terminé 7ème si ma mémoire est bonne. La 962 limitée par le nouveau règlement n’était plus dans le coup. En 1993, je me suis cassé le poignet lors d’essais privés et n’ai pu participer, assez déçu car je souhaitais fêter ma 20ème participation avant de m’arrêter. L’année suivante, alors que j’avais décidé de prendre une semi-retraite, Dauer m’a proposé de conduire sa 962 engagée en GT, j’ai dit oui sans plaisir car avec les petites roues, c’était coton à conduire à côté des vraies 962 à grosses roues des années 85. Mais, avec Dalmas et Baldi, on s’est super bien entendu pour mener en tête notre fausse GT à l’arrivée. J’ai ajouté une huitième victoire à mon palmarès. C’est peut-être celle qui m’a fait le plus plaisir car au départ, ce n’était pas une voiture capable de gagner.
J’ai songé à m’arrêter en 1995 car l’évolution des règlements ne me plaisait pas. Déjà. Mais j’ai reçu une proposition très intéressante (sourire) pour piloter une McLaren GT, toujours avec Dalmas et Lehto. Je me suis dit, cette voiture n’est pas très rapide et sûre. Quelle erreur ! Très délicate à piloter sur le mouillé. Parti sans ambition, prudemment, trop même aux dires de mes coéquipiers, 24 heures plus tard, je passais la ligne d’arrivée en vainqueur. Je n’en suis toujours pas revenu.
En 1996, trop pris par mes affaires (ouverture de concessions Jaguar), je n’ai pas couru pensant de plus en plus à m’arrêter. Ça ne m’excitait plus. J’avais 43 ans et je ne me sentais pas vieux et encore suffisamment rapide. Mais ma femme m’a mis le marché entre les mains » C’est la course ou moi ! » J’ai choisi Isabelle et je ne le regrette pas.
On ne vous voit jamais sur les circuits ou commémorations comme beaucoup d’anciens pilotes. Votre nom est d’ailleurs peu connu de la jeune génération même par rapport à Gendebien ou Jacky Ickx
Sincèrement, je trouve qu’on magnifie trop le passé qui n’était pas aussi beau qu’on le raconte dans toutes les manifestations historiques qui voient le jour. Je suis tombé sur de beaux requins présentés comme de grands team-managers aujourd’hui. L’un dont je ne dirais pas le nom m’avait demandé 500 000 dollars de caution avant la course pour prendre le volant. Fallait pas exagérer car j’avais déjà cinq ou six victoires à mon palmarès. La course était bien plus dangereuse qu’aujourd’hui. Je ne suis pas passéiste et même à mon âge je vis dans l’avenir. De plus je suis très pris par mes affaires et je déteste toutes ces commémorations et ces vieux pilotes nostalgiques de leur jeunesse. Le passé est passé. Vous avez vu, je n’ai aucune coupe dans mon salon. Dans mon bureau, je n’ai que la photo de Jean Rondeau. Un super type !
Que pensez-vous des pilotes actuels ?
Très franchement je ne les connais pas et je ne regarde plus que les courses de moto à la télé. Là, au moins il y a de la bagarre. Bien sûr, je suis très heureux que mon record ait été atteint par Tom (Kristensen) qui est un immense pilote. Mais je n’aurais jamais pu conduire leurs voitures actuelles qui ne m’excitent pas du tout et qui vont trop vite en virage et pas assez en ligne droite, d’après moi. Je me souviens avoir pris 372 km/h aux qualifs avec une 962 bien boosté à 800 chevaux en 85 ou 86, je ne sais plus. Il ne fallait pas s’aimer dans la ligne droite ! Je n’aurais jamais pu conduire une voiture diesel comme l’Audi de Tom. Pour moi, une voiture de course diesel ou électrique c’est une rose sans parfum.
Recueillis par Patrice Vergès
« Rien n’est vrai mais tout est exact »
MES BONHEURS
Évidemment, la Matra 670 de 1974 qui était une voiture extraordinaire et bien en avance sur son temps. Il y a évidemment l’Alpine A 442 B de 78 et certaines 962 notamment celles, d’usine, des années 86-87. La voiture qui m’a le plus impressionnée reste la Nissan turbo que j’ai pu piloter au Japon fin 89. Avec le moteur de qualif, elle dépassait les 1100 cv ! Mais, j’ai préféré signer avec Jaguar, car je ne voulais pas aller courir au Japon comme Nissan me le demandait. On mangeait trop mal !
MES REGRETS
Je n’ai jamais piloté la 905 Peugeot qui était une véritable F1 carénée. Yannick me racontait qu’en qualification, il tirait 14 500 toujours. Moi, sur ma 962 style « Mobil economy run », je devais changer de rapports à 7 000 tours !
J’ai longtemps regretté de ne pas avoir couru en Formule 1, vu que parfois « j’étais plus vite » que certains pilotes de Grand Prix engagés en endurance. Nissan lors de ses fameux essais privés, avait testé également un pilote de F 1 très connu qui avait déjà plusieurs saisons de Grands Prix. Il m’a collé deux secondes au tour et je n’ai pas encore compris où. Là, j’ai mesuré que je n’avais pas ma place en F1 et je n’ai plus eu de regrets. Ça m’a fait du bien.