L’histoire du pétrole est l’un des principaux fils conducteurs de la géo-politique du 20e siècle. En passant de l’énergie animale à l’énergie thermique, la première guerre mondiale en a fait un enjeu stratégique. Chaque nation s’est dès lors efforcée de sécuriser ses sources d’approvisionnement, depuis le fameux « or noir » jusqu’à ses dérivés raffinés.
Une fois la paix revenue, la France n’a pas échappé à ce processus d’organisation et de concentration tant étaient nombreux les intervenants dans ce domaine. Avec ELF c’est un nouveau « David » qui finit par émerger de cette aventure dans les années 60, face aux « Goliath » de l’industrie pétrolière mondiale,
Une forte détermination du pouvoir politique, en s’appuyant sur les compétences et l’enthousiasme d’une poignée d’hommes sut générer autour de cette industrie une image de dynamisme et de technicité. Cette image ruissela sur l’industrie automobile française grâce à ses succès en compétition. Que ce soit en rallyes, en endurance ou en F1, Elf agit comme un catalyseur d’excellence.
Pour nous servir de guide dans cette histoire parfois négligée, nous avons sollicité Jean-Marc Chaillet qui oeuvra, comme chef de publicité, au lancement de la marque, aux côtés de François Guiter, le patron de la communication de ELF, dont il a pu se prévaloir de l’amitié.
Olivier Rogar
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A suivre….
La France découvre l’or noir
Le pétrole était connu depuis la naphte de l’antiquité mais c’est l’émergence de l’automobile et du moteur à explosion qui ont fini d’en faire la ressource prédominante pour une industrie automobile naissante et ses dérivés. Les déplacement rapides – souvenons nous des taxis de la Marne – l’usage de l’aviation et l’invention des chars au cours de la première guerre l’ont rendu indispensable à toutes les nations « modernes ». Le hi-tech de l’époque. Sitôt le traité de Versailles signé, la France a obtenu en dommages de guerre les 25% que détenaient l’ex-Empire Germanique dans la Türkish Petroleum Company. Le début d’une grande histoire.
En 1924 furent créées les Compagnie Française du Pétrole (CFP) et Compagnie Française du Raffinage (CFR) auxquelles fut confié la gestion du pétrole venant d’Irak. C’est la découverte de gaz à St Marcet en Haute Garonne qui conduisit à la création de la Régie Autonome des Pétroles (RAP) en 1939 puis à celle de la Société Nationale des Pétroles d’Aquitaine (SNPA) en 1941. Si en 1945 fut créé le Bureau de Recherche Pétrolière (BRP), force est de constater que le raffinage et la distribution en France demeuraient l’apanage des groupes étrangers, Shell, Esso, Mobil, BP.
1958 vit l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle, l’homme du 18 juin. L’homme qui s’est toujours fait « une certaine idée de la France ». Notamment au sujet de son indépendance. Financière. Militaire. Industrielle. Economique. Energétique.
En 1960 a donc été créée une entité publique de raffinage et de distribution du pétrole : l’Union Générale des Pétroles (UGP) destinée à intégrer les différents acteurs pétroliers nationaux. Cela a d’ailleurs créé une réaction dans les milieux économiques et les media qui y étaient liés. En effet les groupes britanniques, américains ou néerlandais, prédominants sur le marché français redoutaient l’émergence d’un groupe national concurrent. Effectivement l’UGP s’est rendu autonome en mettant en service plus de vingt-deux raffineries entre 1964 ( Feyzin) et la fin des années 1970.
La naissance d’ERAP, 1964
Ce mouvement centripète trouva son point d’orgue en 1964 avec la fusion de la RAP, de la SNPA et de l’UGP qui donna naissance à l’entité ERAP. Côté utilisateurs, les marques Caltex, Avia, CFPP, La Mure, Solydit, ButaFrance, ButaLacq étaient concernées, sans compter les personnels employés dans le forage et l’exploration. Au total 30 000 personnes.
Pour les consommateurs Shell était depuis longtemps, « Shell que j’aime », Esso avait « mis un tigre dans son moteur », Total ouvrait ses stations la nuit. Caltex dès 1963 tenta de se faire remarquer en faisant des animations sur les plages et en distribuant les images des vedettes qui avaient envahi les transistors en pleine époque « yé-yé ». Les papas, le plus souvent, faisaient leur plein chez Caltex poussés par leurs ados. Les photos de Johnny, Claude François, Serge Gainsbourg, Sheila etc… n’y étaient pas étrangères.
Pour donner encore plus de légitimité à ces ravitaillements dans l’une des 2500 stations Caltex, l’efficacité des lubrifiants maison fut mise en avant. Ils étaient indispensables pour lutter contre le « sludge » , un dépôt gras, noir et collant qui se formait dans les moteurs. Avec Caltex, l’intérieur devenait aussi propre que l’extérieur ! Une campagne qui n’était pas sans rappeler les aventures du nouvel agent secret de sa très gracieuse majesté, James Bond. Elle était intitulée « 005 contre le S.L.U.D.G.E. »
Europe 1, la radio des copains, fut choisie pour assurer la promotion de la marque tandis que Robert Lamoureux (1964), puis Francis Blanche (1966) furent mis à contribution avec des disques 45 tours distribués aux gérants des stations-services pour expliquer ces campagnes promotionnelles d’un nouveau type.
Le budget publicitaire de Caltex était confié à l’agence Synergie. Le troisième opérateur français en conseil et régie publicitaire, c’est là que nous retrouvons Jean-Marc Chaillet. Tandis que le responsable de la communication de Caltex était un certain François Guiter.
Jean-Marc Chaillet
« J’étais Chef de publicité à l’agence Synergie et je gérais le budget Caltex dont le responsable communication était François Guiter. Il avait la réputation d’être très dur avec ses interlocuteurs. La première fois que je l’ai rencontré, il m’a dit « Ah vous êtes Jean-Marc Chaillet, bon , écoutez, avant six mois j’aurai quelqu’un d’autre, alors on va se dépêcher ! ». Ce à quoi j’avais répondu : « Vous savez dans six mois je serai encore là et vous aussi ! ».
C’était un homme qui n’avait que quelques passions. Et surtout pas la course automobile à laquelle il ne connaissait rien. Il se passionnait pour la natation. Le cinéma. Il avait fait un film sur la traversée des gorges du Verdon qui s’appelait « Les eaux sauvages ». C’était un ancien nageur de combat. Il avait fait des coups terribles. Mais il n’en parlait jamais. J’ai appris par la bande que pendant la guerre d’Algérie, il avait fait sauter plusieurs bateaux qui faisaient de la contrebande d’armes. C’était un dur, dur, dur. Il avait aussi un humour assez épouvantable pour les autres. Notamment quand on ne le connaissait pas bien. Mais il était d’une honnêteté absolue.
En travaillant pour lui, pour sa marque, on s’est lié d’amitié. Jusqu’à la fin. Je ne me souviens que d’une seule altercation. Ses bureaux étaient rue Jean Nicot dans le 7e, à Paris. Lors d’une réunion, je n’ai pas supporté ce qu’il m’avait dit qui était très injuste Et je suis parti comme un fou. Il m’a rattrapé sur le palier devant l’ascenseur. Il avait une force extraordinaire. Il m’a soulevé par les aisselles et m’a ramené dans son bureau ! «
Une obscure nébuleuse de marques, 1965
L’ERAP, consciente de l’illisibilité de la nébuleuse de sociétés reprises ou créées depuis les années 20 fut poussée par le gouvernement gaulliste à opter pour l’efficacité d’une fusion de ses différentes entités pour 1966. De quoi fédérer plus de 4500 points de vente sous une seule marque.
L’opération fut accompagnée du secret le plus total. Le monde du silence : un domaine que maitrisait parfaitement l’ancien nageur de combat qu’était François Guiter.
Courant 1965 la recherche du nouveau nom, symbolisant cette nouvelle ère, à la pointe de la modernité, ne pouvait se faire qu’avec l’aide d’un super calculateur. Celui d’ERAP. Il lui fut demandé de sortir toutes les combinaisons de mots de trois, quatre ou cinq lettres possibles. 8 253 000 propositions en résultèrent. Huit furent retenues : RITM, ALZAN, ELF, ELAN, ERAP, GALO, SUD, VEGA.
Jean-Marc Chaillet
« François Guiter avait une petite équipe de fidèles. Notamment son beau-frère Alain Boisnard caméraman. On a fait pas mal de coups ensemble. Notre budget pour la future Elf était très inférieur à celui des autres pétroliers. Il faut rappeler que nous représentions seulement 10% des 45 000 stations-service implantées en France. On ne pouvait pas mettre toutes nos billes dans des pages de publicité et des affiches, on avait décidé d’investir dans des opérations comme celle du Sludge que vous avez évoqué. C’était le début des James Bond.«
Elf et les ronds rouges arrivèrent, 1967
Havas dominait avec Publicis le marché du conseil et de la régie publicitaire en France à cette époque. Ils furent imposés « d’en haut ». Néanmoins, le bon travail réalisé par Jean-Marc Chaillet chez Synergie, incita François Guiter à leur ménager beaucoup plus qu’un accessit aux côtés de Havas. En effet pour le lancement de ELF, ce fut Synergie qui obtint dès la première année le leadership du groupe opérationnel. Un gage de confiance à honorer !
Havas disposait de la puissance nécessaire à l’achat d’espaces publicitaires dans de très bonnes conditions ainsi que de plusieurs réseaux d’affichage. Leur service d’études et d’analyse était également très utile en cette période de mutation publicitaire. De leur côté l’équipe de Synergie se distinguait par sa créativité et par les liens de confiance qui s’étaient noués avec Guiter et son équipe.
L’image de la nouvelle marque devait être « française mais pas franchouillarde », dynamique et technique. ELF fut donc retenue comme marque, le trépan comme logo et le bleu pétrole-blanc-rouge comme couleurs. Tandis qu’un repère optique dû à l’idée du graphiste Jean-Roger Riou allait résoudre de nombreuses questions sur l’harmonisation et l’identité visuelle des 4500 stations concernées : le fameux rond rouge.
Ce dernier apparut aux publicitaires comme le vecteur de communication idéal pour la nouvelle marque. Il devait être peint sur toutes les stations dans la nuit du 27 au 28 avril 1967. « Les ronds rouges arrivent » sera donc le teasing de la nouvelle entité. Suivi par « Roulez vers les ronds rouges ! » .
Jean-Marc Chaillet
« Un jour en 1966 François Guiter m’a convoqué pour m’expliquer sommairement le projet de création d’une nouvelle marque. Et comme il était content du travail fait pour Caltex, il a manifesté sa volonté de me garder auprès de lui. Bien que le choix de Havas soit venu d’en haut, on est parvenu à insérer Synergie – et moi donc – aux côtés du leader français.
Pour le lancement un groupe opérationnel a été constitué dont le leadership a été confié à Synergie. Mon local de travail a été transformé en bunker. Il n’y avait pas de fenêtres. Et j’ai signé une clause de confidentialité selon les termes de laquelle j’aurais été renvoyé s’il y avait eu une fuite.
On a travaillé dans le plus grand secret. Pour les achats de publicité ou retenues d’espace auprès des régies, certains annonceurs de Synergie et d’Havas ont accepté qu’ils soient faits en leur nom. Pour ne pas dévoiler la marque on l’avait baptisée OLT dont la typographie était proche de ELF et permettait de réaliser les maquettes sans avoir à revoir la position des lettres de la « vraie » marque.
Le synopsis de la campagne était en deux volets « Intrigue » et « révélation ». Le premier pour « Les ronds rouges arrivent » et le second pour « Roulez vers les ronds rouges ». On a interrogé tout ce que Paris comportait d’affichistes. Parmi eux il y avait Bernardin qui appréciait Guiter comme tout le monde. Ce dernier l’aimait beaucoup. Et il avait une grande confiance envers lui.
Je me souviens que les candidats ont exposé leurs projets dans une salle boulevard Haussmann. Il y avait, pour les deux volets de la campagne, 25 propositions. Et tout un après-midi, les grands pontes de ce qui deviendra Elf ont examiné les projets qui leur étaient soumis. François Guiter et moi avions la même opinion sur une proposition en particulier qui s’avéra être celle de Bernardin. Les autres décisionnaires ayant fait le même choix, c’est ce dernier qui a été retenu.«
La nuit la plus longue
Comme nous l’explique Jean-Marc Chaillet, la nuit du 27 au 28 avril fut la plus courte pour 3000 volontaires prêts à mettre les stations aux nouvelles couleurs et à aider les pompistes pour ce changement d’identité.
A partir de 23h00, Prada, le Directeur Général de la nouvelle entité , ses proches collaborateurs ainsi que les présidents de Havas et de Synergie, entamèrent un tour de France en Mystère 20 pour appuyer et encourager leurs troupes.
A 1h00 du matin, l’opération était achevée. Le champagne fut sablé. Apprenant qu’un camion-citerne aux couleurs de Elf stationnait non loin des Champs Elysées, il vint à nos commandos, l’idée de le positionner sur « la plus belle avenue du monde ». C’est alors que des centaines d’automobilistes accompagnèrent le camion dans ses allers et venues sur les Champs. Klaxonnant et agitant des drapeaux bleu-blanc-rouge dont Jean-Marc Chaillet se demande encore d’où ils sortaient !
Le matin le plus tôt
Depuis le début de l’année les quatre pilotes Matra étaient sous contrat avec ce qui allait devenir Elf. Jean-Pierre Beltoise, Jean-Pierre Jaussaud, Henri Pescarolo et Johnny Servoz Gavin. En ce 28 avril 1967 ils avaient rendez-vous avec François Guiter et Jean-Marc Chaillet à la station Elf d’Orly. Le pompiste qui faisait le plein de la Matra 530 de nos pilotes vécut là son heure de gloire.
Nous passerons ici sur les supports publicitaires utilisés pour cette campagne, comprenant presse périodique, presse quotidienne, radio, promotion et publicité sur le lieu de vente ( PLV). Le plus étonnant est que le secret fut gardé jusqu’au jour J ce qui conféra à l’évènement un effet de surprise total.
Jean-Marc Chaillet
« On a dû faire les photos pour les publicités dès janvier 1967. Il n’y avait pas d’informatique et il fallait s’y prendre longtemps à l’avance. On avait les pilotes sous contrat. Ils sont venus dans une station désaffectées qu’on avait repeinte et mis eaux couleurs de OLT. Beltoise s’est pointé avec une petite combinaison de pilote en coton. Rien à voir avec ce qu’ont les pilotes aujourd’hui. Il faisait 2 ou 3°C. Il était en colère. « Vous m’emm…. Jean Marc ! ». Je l’aimais bien . On se connaissait déjà un peu car j’étais régulièrement sur les circuits ».
« Les textes destinés aux messages publicitaires et aux grands médias ont été réalisés par des concepteurs réalisateurs de Synergie. Michel Clairon pour la presse et Noël Drouzy pour la radio. Je crois qu’il avait fait Normal Sup. Mais il bégayait. Un message de 30 secondes était composé de 90 mots. Quand Drouzy s’est présenté devant Guiter pour lui lire les messages d’intrigue et les messages de révélation, Il n’a eu aucun problème de bégaiement. Sitôt la lecture achevée, demandant à Guiter son avis, son bégaiement a repris. Pour ma part j’en avais écrit un pour les Frères Ennemis. L’un demandant à l’autre « Mais qu’est-ce que vous faites ? » , « Je peins de ronds rouges ! », « « Mais ils sont verts vos ronds rouges ! » , « Et alors on ne peut pas être daltonien ?! » . On s’est bien amusé ! «
Le secret étant levé nos hommes allaient pouvoir se consacrer à faire fructifier l’énorme notoriété dont jouissait déjà la nouvelle marque dont l’image restait à construire. Restait à savoir comment. Vous avez peut-être une petite idée ?