Loïc Depailler est devenu moniteur de pilotage sur les circuits, et ambassadeur du préparateur Ravage. De son père, il a hérité du virus de la vitesse, et de quelques traits de caractère : ainsi est-il, de son propre aveu, résolu et têtu comme une mule !
Loïc n’avait pas quitté sa tendre enfance quand l’Alfa Roméo pilotée par Patrick s’est fracassée dans un rail à Hockenheim. De ce père absent, Loïc a fait une idole, une icône, un pater à faire renaître. Oh, ça n’a pas toujours été facile. Parfois même assez lourd à porter. Mais Loïc a tenu bon, et il a réussi à approcher la véritable personnalité de son père. Un Patrick Depailler inconnu est ici décrit par son fils. Un témoignage fort émouvant.
Propos recueillis par Eric Bhat, photos collection Loïc Depailler.
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Eric Bhat – Classic Courses : Ta mère et ta grand-mère t’ont certainement fait l’éloge de ton père. Comment ressentais-tu cette situation ?
Loïc Depailler : D’un côté c’était très positif. A Clermont, j’ai toujours été considéré comme « Le fils de Depailler », ce qui était assez valorisant, tant mon père était un type exceptionnel. Mais quand je suis devenu ado et que j’essayais d’exister, ce fut une autre affaire. J’ai commencé à faire des conneries au lycée ! Je faisais le con sur mes scooters, car les deux-roues sont ma vraie passion. Ma mère devait s’arracher les cheveux en élevant un garnement dans l’ombre de son père. Plus tard j’ai couru, en Formule Renault puis en Amérique : il fallait que je m’éloigne !
EB – CC : Patrick a-t-il été un enfant terrible ?
LD : Comment dire ? Il avait une gueule d’ange, mais ne songeait qu’à courir . Dans sa famille, il en était hors de question. Raison pour laquelle il a longtemps couru avec un pseudo pour que ses proches ne le sachent pas : il s’appelait Patrick Lachaud, et son ami Lantero s’appelait Alain Masorel. Officiellement, Patrick préparait un CAP de prothésiste dentaire.
Son Solex était le plus rapide du Puy-de-Dôme, préparé à base de rabotage de culasse et d’alcool à brûler. Avec un look formidable, grâce à un guidon-bracelet rapporté d’Italie. Cela agaçait prodigieusement Alain Lantéro, dont le Solex était muni d’un guidon équivalent et qui se demandait bien qui lui en avait volé l’exclusivité. Un jour, devant la piscine Michelin de Clermont, Lantéro avise le Solex de mon père, et il attend tranquillement pour en connaître le propriétaire. Au bout de quelques dizaines de minutes, il voit arriver un petit môme, taches de rousseur en avant. C’était mon père ! Incrédule, Lantéro s’approche, et sympathise avec le garnement, dont il fera très vite son petit frère (deux ans les séparent). Une amitié solide liera toujours les deux lascars et Lantéro dessinera même le casque de mon père en F1.
EB – CC : Dans la famille de ta mère également, ce n’était pas très simple, c’est tout juste si ton père pilote de course n’a pas été traité d’usurpateur ! Que s’est passé ?
LD : Oui, le frère de ma mère prétendait être un pilote plus rapide que mon père ! Ils partageaient la Lotus Seven de leur Association sportive, dans le cadre de l’opération Ford-Jeunesse, en 1964. Mon père a conservé un souvenir amer de cette histoire. Car son beau-frère avait certainement un bon coup de volant, mais tout de même pas le talent de mon père, c’était invraisemblable !
EB – CC : Ton père a-t-il souffert de son côté provincial ?
Loïc Depailler : Au début oui. Quelqu’un a dû le « dégommer » sévèrement à Paris. Il n’a jamais su qui. Mais par la suite, il en a fait une force, comme un judoka utilisant l’énergie de son adversaire ! Chaque fois qu’il avait besoin de se ressourcer, il revenait à Clermont voir ses potes motards, Alain Lantéro, Dominique Mont notamment. Par ailleurs, il était souvent à Paris, où il voyait son grand ami Jean-Paul Rey !
EB – CC : Toi, avec le nom que tu portes, tu rencontrais à Clermont de sacrées pointures !
LD : Oui, ça m’aidait bien, je dois dire . Un jour j’ai rencontré le grand Fangio à Charade. Il avait été prévenu de ma présence, et m’a tout de suite reconnu. Il m’a parlé en anglais et m’a dit qu’il admirait beaucoup mon père, qu’il avait connu notamment au Grand Prix d’Argentine 1979 ! : « C’était un grand pilote, et tu peux être fier de lui ! » Cette rencontre s’est faite grâce à un élu local et au patron du circuit de Charade, qui m’avaient expliqué comment me retrouver sur le chemin du champion dans les stands. Je ressens encore aujourd’hui la bourrade affectueuse de Fangio sur ma tête et l’intimidation que je ressentais face à son regard clair.
EB – CC : Survient alors ton anniversaire de 18 ans, et Clermont-Ferrand devient comme par magie la capitale de la France du sport automobile !
LD : Ah, on peut le voir comme ça, tellement il y avait de monde invité par ma mère ! Elle pensait naïvement que la moitié des personnes invitées viendraient. Mais seulement Ken Tyrrell et Jean-Pierre Beltoise (qui était en Colombie) s’étaient excusé en m’adressant des lettres personnelles très gentilles, l’essentiel des invités étaient là. Il y avait du beau monde : Jean Rédélé, PDG d’Alpine, François Guiter (Elf), qui me terrorisait tellement il tirait de ficelles dans les sports auto et moto, Pierre Dupasquier, patron de la compétition chez Michelin – un local ! Et de grands pilotes, Pescarolo, Jabouille, Jacques Laffite très sympa avec moi (« Salut, p’tit con ! »), le journaliste Johnny Rives, tous les copains clermontois de mon père. Apéro à la maison, puis grand raout dans un restaurant adjacent. J’ai bien senti que mon père avait laissé un bon souvenir à toute l’assistance.
EB – CC : Est-ce que Guy Ligier était invité ?
LD : Oui, mais il n’a pas répondu et n’est pas venu. Je ne l’ai jamais rencontré. Il était très fâché après l’accident de delta-plane de son pilote, qui menait alors le championnat 1979. Mais Bon Dieu, mon père était dans son bon droit. Johnny Rives l’a très bien écrit : Patrick avait le droit de se tuer le dimanche… mais pas en semaine !
EB – CC : Qui est arrivé le premier à la fiesta ?
LD : Curieusement, ce n’est pas un clermontois, c’est Bruno Giacomelli, qui était le coéquipier de mon père chez Alfa Romeo. Bruno est arrivé la veille. Le contact a été immédiat, tant Bruno adorait mon père. J’ai invité le sympathique italien dans notre pizzeria-fétiche, et il m’a rapidement expliqué ce qui s’était passé : « Tu sais, il ne faut pas croire toutes les conneries officielles. En fait, ce sont les très fortes vibrations du moteur Alfa qui ont été mal encaissées par un mauvais lot de triangles de suspensions en titane. Et en aucun cas des jupes bloquées ou la fatigue supposée de ton père, bullshit !!! » Puis Bruno m’a demandé où était enterré Patrick. « Demain, nous irons ensemble nous y recueillir ! » m’a-t-il dit. « Ce sera un signe de respect et d’affection envers ton père
EB – CC : Jean-Pierre Beltoise a également beaucoup compté dans la carrière de ton père.
LD : Oui, déjà du temps de la moto ! JPB n’a pas fait que lui prêter ses Bultaco de course. Il pensait que Patrick avait tout pour être le pilote parfait, le poids idéal, les connaissances mécaniques, une volonté inébranlable, tout ! A l’occasion de courses à Charade, JPB est venu deux fois au domicile des Depailler. Une fois pour que Patrick obtienne l’autorisation de courir. La seconde fois pour qu’il s’inscrive au Volant Shell à Magny-Cours. Beltoise, quand il avait une idée dans la tête, il dépensait des trésors inouïs de diplomatie pour parvenir à ses fins. Le jour de la finale à Magny-Cours, il vasait dru, et JPB a insisté pour que Cevert et Depailler soient à nouveau confrontés, dans des conditions de pluie équivalentes. Cela ne s’est pas fait… mais c’est resté très longtemps un sujet de discorde entre les époux Beltoise, bien que Cevert ait été déclaré vainqueur.
J’ajoute que Jean-Pierre Beltoise a présenté mon père à Jean Rédélé, et l’a convaincu de l’embaucher chez Alpine. Puis il a recommencé en insistant pour que mon père entre chez Matra (Tour auto, 24 Heures du Mans).
EB – CC : Qui a été le principal rival de Patrick ? Jabouille ?
LD : Non, je ne pense pas. Mais la vie s’ingéniait à les dresser face à face. Chez Pygmée en F2, ils se sont très bien entendus, car leur équipe n’avait pas de gros moyens. Jean-Pierre Jabouille et mon père pinaillaient techniquement autant l’un que l’autre pour améliorer leur situation ! Puis quand ils se sont retrouvés chez Alpine en F3 en 1971, on leur a clairement fait savoir que seul l’un des deux serait conservé en fin d’année.
De là date sans doute leur rivalité. En milieu de saison, Jabouille était persuadé qu’Alpine favorisait Depailler. Ils se confrontent à Magny-Cours, et mon père est plus rapide. Jabouille, rouge encore de l’effort qu’il venait de fournir, demande à ce qu’ils échangent leurs monoplaces. Mon père est à nouveau plus rapide, révélant au passage à Jabouille une finesse de fonctionnement de la boite de vitesses. C’est mon père qui a remporté le championnat de France.
J’ai rencontré plus tard Gérard Larrousse, qui venait d’être nommé directeur de Renault-Sport début 74. Une épreuve de Prototypes a lieu au Nürburgring, sur 300 km. Parties en tête, les deux Renault de Depailler et Jabouille, s’accrochent dès le premier virage, ce qui est assez désordre dans une course d’endurance « Aucun des deux crétins n’a voulu freiner le premier. J’avais sous-estimé leur rivalité ! » m’a raconté Larrousse.
EB – CC : Ton père a côtoyé de sacrés coéquipiers. Lequel craignait-il le plus ?
LD : Personne, j’ai bien l’impression. Scheckter, il s’est très bien entendu avec lui chez Tyrrell. Mon père était plus espiègle, je crois. Johnny Rives m’a fait une imitation fantastique de mon père . Le team-manager anglais lui faisait la guerre contre la cigarette. Quand mon père parlait avec lui, il planquait son mégot derrière lui, comme un cancre devant son professeur !
Il s’est très bien entendu également avec Peterson, mais il était parfois déçu : les commentaires prétendaient que Peterson était moins rapide qu’auparavant, personne ne s’extasiait en disant que Depailler avait battu Peterson, pilote le plus rapide du monde. Lequel, sans doute moins à son aise chez Tyrrell, prouva l’année suivante chez Lotus qu’il n’avait rien perdu de son talent !
Quant à Pironi, il fit également très bon ménage avec mon père, ils devinrent de vrais amis , ils partageaient le goût du risque et le pinaillage technique. Le nombre de places d’honneur de mon père pendant toutes ces années est phénoménal. Mais pour une raison ou une autre, une victoire en GP se refusait à lui. Jusqu’à Monaco en 78, puis en Espagne 79.
EB – CC : Comment s’est-il retrouvé chez Alfa Romeo ?
LD : Il a joué une de ces comédies ! Quand il a signé son contrat, chez lui à Paris, il n’était pas sûr du tout de pouvoir remarcher un jour. Il s’est assis à son bureau, en installant une grande couverture par-dessus pour masquer ses jambes. Avait-il été en contact avec Ferrari ? Je le suspecte. Mais il savait que de toute façon il ne serait pas prêt dès le début de saison 1980… et Alfa non plus. En fait, il a consulté l’ingénieur Michel Têtu, ancien de l’équipe Alfa, qui est passé le voir un soir et lui a décrit le potentiel de cette équipe, bien soutenue par la maison-mère. Et ça a décidé mon père.
EB – CC : Sans l’accident d’Hockenheim, qu’aurait fait aujourd’hui ton père ?
LD : (silence). Il se serait peut-être tué sur la route, ou à moto, il adorait prendre des risques, c’était sa raison de vivre. Je pense qu’il serait resté en F1 encore deux ou trois ans, pas plus. C’est un peu pour ça qu’il transmettait à Bruno tout ce qu’il savait. Comme Stewart avec Cevert. Peut-être serait-il devenu l’ambassadeur d’un grand constructeur ? Ou serait-il parti vivre une autre vie dans la musique ? Chez nous il y avait tout le temps de la musique. Mon père adorait s’offrir le matériel audio le plus sophistiqué. Il était daltonien, mais côté oreille était exceptionnel.
EB – CC : Connaissais-tu l’ingénieur Hervé Guilpain, qui bossait avec Patrick chez Ligier ? Il est aujourd’hui décédé, mais il disait beaucoup de bien de ton père.
LD : Je l’ai souvent rencontré ! Effectivement il respectait énormément mon père. Une nuit, tard pendant les 24 Heures du Mans, nous avons longuement discutaillé devant une bouteille de je ne sais plus quoi. Hervé a fini par me livrer son analyse sur les wing-cars de l’époque de mon père, m’avouant qu’elles étaient trop soudées au sol, et que les ingénieurs jouaient aux apprentis sorciers, sans vraiment maîtriser les forces aérodynamiques.
EB – CC : Toujours le démon de la vitesse titillait ton père. Sais-tu en combien de temps il couvrait Clermont-Paris ?
LD : En 1 heure 55 porte à porte ! Sans autoroute ! A fond tout le temps ! Une performance hors du temps !
EB – CC : Tes deux fils courront-ils un jour ?
LD : Non ! Peut-être courront-ils avec moi en telle ou telle occasion, seulement si ça les amuse. Mais certainement pas pour faire carrière, ce qui serait trop compliqué et trop cher. Mes fils ont plus de chances de gagner à l’Euro million que de courir en F1.