Lorsque le championnat des manufacturiers est créé en 1925, nul ne sait qu’il sera un échec en termes de participation mais qu’il donnera naissance à l’une des plus belles voitures de courses de l’histoire : la Delage 15S8. Conçue par l’ingénieur Albert Lory en 1926, cette voiture sera championne du monde en 1927 et gagnera plusieurs courses en Grande Bretagne avec Dick Seaman, dix ans plus tard, en 1936. En 1946 le châssis n°5 courra avec le Prince Bira et le châssis n°6 à moteur ERA affrontera les premières Ferrari F1 en 1952 au Grand Pris de Berne. Une conception géniale au sens littéral du terme qui valait l’hommage qui lui a été rendu pour les 90 ans de son titre mondial, lors de Rétromobile 2017.
Olivier Rogar
Voir 1e Partie : Delage Champion du Monde 1927 1/2
Voir 2e Partie : Delage Champion du Monde 1927 2/2
Manufacturiers
En 1925 l’Association Internationale des Automobiles Clubs Reconnus – AIACR – crée le nouveau Championnat du Monde des Manufacturiers. En d’autres termes, la FIA de l’époque lance le championnat des constructeurs de l’époque. Une manière de valoriser les usines dont les bolides remplissent depuis un moment les tableaux d’engagement des nombreux Grands Prix et courses de côte organisés par une Europe à nouveau en paix.
Particularité notable de ce nouveau championnat, les points sont attribués à l’inverse de ce qui se fait aujourd’hui. Le premier en marque 1, le second 2, le troisième 3 et le quatrième et les suivants 4, ceux qui ont abandonné 5 et ceux qui, bien qu’inscrits, n’ont pas participé 6. Logiquement le champion est celui qui a marqué le moins de points. Les épreuves se disputent en Europe certes, mais également aux USA en intégrant les 500 miles d’Indianapolis.
Ce championnat a vécu jusqu’en 1930 puis a cédé la place au championnat d’Europe des pilotes à partir de 1931. Enfin lorsqu’on choisit le verbe vivre, il serait opportun d’y associer un préfixe comme « sur- »… Chaque année un nombre de trois courses au minimum devait être disputé selon cette règlementation. Ce qui ne fut plus le cas de 1928 à 1930. Le titre ne fut donc attribué que pendant les trois premières années.
Roaring twenties
Ingénieur des Arts et Métiers, passionné de mécanique et d’automobile, Louis Delage apprécie le luxe, le calme et la volupté. Une faiblesse pour le beau sexe, certes connue. Mais une passion pour la compétition automobile. Dans les deux cas il saura bien s’entourer. Docilité des quatre ou six cylindres pour la route et leur pendant schizophrène, celui du fracas mécanique poussé à ses limites en 8 et 12 cylindres, arbitre de toutes les excellences. Son engagement et ses succès iront donc crescendo jusqu’en 1928 et le retrait officiel de la marque. Vainqueur du Grand Prix des voiturettes 1908, Boulogne 1911, Grand Prix de France 1913, 500 Milles d’Indianapolis 1914. Puis la guerre. Retour de la paix et dès 1925 Delage s’engage en Championnat du Monde avec la 2LCV au V12 de 2L conçu par Charles Planchon et mis au point par Albert Lory également diplômé des Arts et Métiers. Quatre courses comptent pour le Championnat : Indianapolis, Spa, Montlhéry et Monza. Delage se distingue en remportant le Grand Prix de l’ACF à Montlhéry avec Robert Benoist et Albert Divo devant Louis Wagner et Paul Torchy sur la seconde Delage 2LCV. Mais l’équipe Alfa Romeo et sa P2 remporte les Grands Prix de Belgique et d’Italie et est titrée.
L’AIACR s’inquiète pourtant des vitesses atteintes en 1925 et limite la cylindrée des moteurs à 1500 cc, supprime le mécanicien embarqué et réduit le poids maximal de 650 à 600 kg. En somme même si ces mesures paraissent contradictoires, elles permettent une moindre puissance et une meilleure agilité. Tout en ouvrant la voie à des transmissions désaxées, la largeur des autos étant maintenue à un minimum de 80 cm, premier pas vers la création de véritables monoplaces. Malgré les critiques virulentes, les constructeurs annoncés sont nombreux ; Bugatti, Talbot, Delage, Maserati, Fiat et même Duesenberg et Miller rebaptisées Cooper Special.
Pour 1926 Bugatti semble fin prêt et Talbot prépare quelque chose. De son côté Louis Delage encore à la tête d’une entreprise florissante partage toujours son coeur entre la « belle vie » et ses autos de courses. Il donne aux techniciens de talent dont il a su s’entourer les moyens de préparer une nouvelle monture pour la nouvelle formule.
Albert Lory, passé chez Salmson puis S.C.A.P. est arrivé chez Delage avec son adjoint Gauthier. Ils ont revu le 12 Cylindres 2 L conçu par Planchon pour le plus grand bien du palmarès de 1925. Régnant sur le service course désormais séparé de l’usine, et au prix d’un engagement technique majeur, Lory créée la 15S8. Elle est très basse. Son châssis est coutre coudé et suspendu à quatre ressorts semi-elliptiques. Le radiateur ne dépasse quasiment pas du niveau des roues. Quatre rapports en prise et une surmultipliée avec embrayage multi-disques. De quoi donner de l’allant à un moteur qui n’en n’a pas bien besoin. Quel moteur ! Huit cylindres en ligne 55.8*76, soit 1488cc. Bloc cylindre borgne et carter en aluminium. Double arbre et double compresseur Roots soufflant vers deux carburateurs Zenith alimentés par un mélange subtil conçu par Coty. Non mais l’élaboration relève de la chimie de synthèse elle aussi : alcool, ricin, essence – quand même… – benzol, éther sulfurique… Savoir apprécier les bonnes choses. Quant aux billes et rouleaux, ils sont là pour limiter les frottement des 62 roulements et permettre à cette horlogerie de tourner à plus de 7 500 tr/mn en délivrant 170 cv. Un record pour l’époque. Plus de 100 cv au Litre.
Le 20e Grand Prix de l’Automobile Club de France à Miramas lance le championnat le 27 juin. La foule est là. L’affiche est alléchante. Sauf que….les Delage ne sont pas prêtes, leurs moteurs ayant cassé la semaine précédente au cours d’essais. Les Talbot absentes à cause de grèves. Les Simca-Violet ont déclaré forfait. Les trois Bugatti se trouvent seules. Celles de Costantini et Vizcaya étrennent un nouveau carburant ( Essence-Benzol, l’ère des parfumeurs rappelons-le ) et rencontrent des problèmes dès le départ. Vizcaya abandonne au 46e tour, piston percé. Costantini finit au ralenti à 16 tours. Goux l’emporte dans l’indifférence générale. Le public et la presse provençale sont furieux ! « Les parisiens auraient -ils boycotté la Proivence » ?
La nouvelle Delage fait son apparition à San Sebastian. Robert Benoist mène la course lorsqu’il éprouve des brulûres de plus en plus vives notamment aux pieds et d’une manière générale dès qu’il est en appui sur les côtés du cockpit. Il doit s’arrêter la chaleur étant insupportable. Les échappements passent trop près de l’habitacle. Erreur de conception. Plusieurs pilotes se succèdent pourtant pour tenter d’amener la voiture à l’arrivée. Ils y parviennent. Troisième place. Mais la Delage est disqualifiée. Sept pilotes pour une seule voiture… Quand même… Nécessaire dans l’incandescence du chariot de feu… Excessif aux yeux de l’organisateur… Roasting twenties…
A son volant Louis Wagner et Robert Sénéchal remportent malgré tout le premier Grand Prix de Grande-Bretagne à Brooklands. Robert Benoist et André Dubonnet finissant 3e sur l’autre 15S8 après avoir été à nouveau brûlés par les échappements.
Le problème était tel qu’ils devaient s’arrêter régulièrement pour tremper leurs pieds dans l’eau froide. Certains parlent même de champagne bien frappé. Benoist était dans un tel état d’épuisement que Louis Delage avait été obligé de demander à André Dubonnet de prendre le relais de façon impromptue. Ce dernier était en vêtements de ville. Il réussit néanmoins à amener la voiture à la troisième place.
La marque renonce au dernier Grand Prix de la saison à Monza et se prépare pour 1927. Albert Lory revoit la conception de la 15S8 et fait pivoter l’implantation des échappement de 180° en redessinant la culasse. Ce qui a pour résultat de faire passer la ligne d’échappement à l’opposé du pilote. Le double compresseur est remplacé par un simple et le régime maximum atteint désormais 8500 tr/mn. Delage détient l’arme de la victoire.
L’écurie Bugatti est titrée avec la 39A grâce à ses victoires à San Sebastian, en France et en Italie acquises par Jules Goux pour les deux premières et Louis Charavel pour la dernière.
Champions 1927
Est-ce l’effervescence qui règne à Paris et ailleurs ? Les Music Halls fleurissent, Joséphine Baker émoustille les noctambules avec ses tenues « exotiques » et un certain Al Jolson, « Le chanteur de jazz » flingue d’un coup presque tous les héros du cinéma muet en faisant entendre, c’est une première, une voix dans un film.
Est-ce le génie d’Albert Lory qui a créé et développé une voiture exceptionnelle ?
Ou est-ce le talent de Robert Benoist qui vole aussi vite en voiture qu’il courait avec son avion de chasse ? Ou inversement.
Une bonne conjonction de facteurs complémentaires dirons-nous : l’écurie Delage ne laisse aucune chance à la concurrence et se retrouve titrée grâce aux quatre victoires de Robert Benoist.
La saison est lancée à Indianapolis mais les hostilités débutent avec le Grand Prix de l’ACF à Montlhéry. Aux essais les Delage de Benoist, Boulier et Morel ont écrasé la concurrence. A un tel point qu’Ettore Bugatti a retiré ses voitures de la compétition. Ne restent en lice que les Talbot dont l’une pilotée par un certain William Grover « Williams » donne du fil à retordre à Robert Benoist avec lequel il lutte pour la seconde puis pour la première place en début de course, après que tous deux ont doublé Divo. Williams, victime de problèmes mécaniques, finit quatrième derrière les trois Delage. Malheureusement pour la suite de la saison, Talbot annonce après cette course qu’ils se retirent de la compétition pour cause de problèmes financiers. Le championnat devient un « mano a mano » Bugatti-Delage.
A San Sebastian, pour la troisième épreuve de la saison Robert Benoist domine à nouveau. Jusqu’au ravitaillement de mi-course dont profite Emilio Materassi, sur Bugatti, pour prendre la tête. Benoist repart et durant plusieurs tours le duel entre les deux pilotes est absolu. Les spectateurs retiennent leur souffle. La clameur fuse quand la Bugatti part en tête à queue dans un nuage de poussière, de terre et de fumée. Benoist, surpris, ne voyant plus rien, est entraîné dans la même figure et se retrouve à l’arrêt. Alors que la poussière qui retombe permet aux deux hommes de reprendre leurs marques, les spectateurs assistent à une scène inhabituelle : les deux pilotes repartent chacun dans un sens différent ! Benoist corrige immédiatement son erreur, reprend la poursuite de son adversaire et gagne la course.
Le Grand Prix d’Europe à Monza voit la concurrence changer de forme. Les Bugatti sont une nouvelle fois absentes mais les constructeurs américains Duesenberg et Miller sont là. De même que l’italien OM, déjà spécialiste du poids lourd, avec ses 865. Une nouvelle victoire de la Delage sanctionne une compétition au sujet de laquelle le pilote s’interroge. Quand les choses semblent faciles… Pourtant la question est fondée. Talbot a arrêté les frais en juillet. Bugatti a manqué deux courses. Fiat qui a préparé une voiture conforme à la réglementation des 1500 cc en prévision d’un engagement, annonce finalement son retrait de toute compétition, notamment à cause du coût de cette formule.
Le dernier Grand Prix de la saison a lieu à Brooklands en octobre. La participation est en hausse avec 14 engagés dont cinq Bugatti. La piste est balayée par la pluie que poussent de violentes rafales de vent. Materassi sur Bugatti prend la tête avant d’être dépassé par la Delage de Divo. Benoist est troisième. Les Bugatti rentrent dans le rang dès que la piste commence à sécher. Nouveau triomphe Delage avec Benoist, Bourlier, Divo.
Delage est Champion du Monde. Robert Benoist est décoré de la Légion d’Honneur. Ce triomphe n’empêchera malheureusement pas le constructeur de devoir se retirer de la compétition pour des raisons budgétaires. Ce qui contribuera à rapprocher Benoist, tout comme William Grover « Williams » de Bugatti. Mais cela est une autre histoire. Une histoire de gloire, d’héroïsme et de sacrifice dont nous reparlerons.
Quant au championnat 1928, l’Association Internationale des Automobiles Clubs Reconnus – AIACR – devant l’échec de la Formule 1500 cc, décide d’en changer les règles, donnant de ce fait à chaque constructeur un prétexte pour ne pas construire de nouvelle voiture. Au total des saisons 1928-29 et 30 seules quatre courses seront courues selon cette formule dont trois seront gagnées par Bugatti. Comme nous l’avons vu, le titre ne sera plus attribué.
Bibliographie
- fr.wikipedia.org/wiki/Championnat_du_monde_des_manufacturiers.
- The Grand Prix Saboteurs – Joe Saward – Morienvale press.
- Les Grands Prix de Provence et de Marseille- Maurice Louche – Editions Maurice Louche
Illustrations
Noir et blanc © DR
Couleur © Olivier Rogar