Comment gagner un Grand Prix… quand on n’en a pas les moyens. Il fut un temps où la Formule 1 n’était pas encore dirigée par un vieux petit monsieur habillé d’une chemise blanche et où la bonne marche des Grands Prix était confiée aux organisateurs locaux qui jouissaient d’une certaine latitude pour concocter quelques petits arrangements entre amis. Ainsi en 1960, Ferrari réussit l’exploit de gagner un Grand Prix avec des voitures qui ne méritaient même pas une place en milieu de grille grâce à l’appui bienveillant de l’Automobile Club d’Italie.
Pierre Ménard
Mais avant tout, il convient de rappeler rapidement le contexte particulier qui permit aux Italiens de réussir un aussi magistral tour de passe-passe. Depuis le Grand Prix d’Argentine 1958 et la victoire de la petite Cooper à moteur arrière de Stirling Moss, il était devenu évident que l’avenir était à ces petites voitures agiles et légères, même si cela faisait faire la grimace à Enzo Ferrari. En 1959, ses 246 à moteur avant parvinrent à tirer leur épingle du jeu sur les circuits rapides, mais ne purent empêcher le triomphe final des Cooper, emmenées par Jack Brabham. En 1960, ce fut la fin des brocolis pour Maranello : les Cooper et les Lotus filaient comme des moustiques autour des lourdes monoplaces estampillées du Petit Cheval cabré, et même les tracés rapides comme Spa ou Reims ne permettaient plus à Ferrari de compenser la faiblesse de ses châssis. Ne restait plus que Monza comme dernière chance aux tifosi pour espérer voir une de leurs chères voitures triompher de la concurrence anglo-saxonne. Mais là, pas plus à Reims qu’à Spa, les Ferrari ne pourraient logiquement être devant. A moins que…
En charge de l’organisation du Grand Prix d’Italie, qui prendrait cette année-là le titre officiel de Grand Prix d’Europe, l’Automobile Club d’Italie laissa entendre que l’épreuve pourrait se dérouler sur le tracé complet de Monza, à savoir le routier combiné à l’anneau de vitesse. Construit en 1955, cet anneau avait été abandonné dès 1957 en raison de sa dangerosité et du caractère destructeur des dalles de béton sur les suspensions et les pneumatiques. Et cela sur de lourdes voitures à moteur avant. Que dire alors de ces effets sur les fines monoplaces anglaises à moteur arrière ! Dès le Grand Prix de Grande Bretagne, la commission sportive du RAC fit savoir à son homologue italienne que les constructeurs britanniques n’accepteraient de venir à Monza qu’à la seule condition que la course se déroulât sur le circuit routier. Les Italiens firent alors comme s’ils n’avaient rien entendu. Et furent confortés dans leur choix par la décision surprenante des organisateurs du Grand Prix d’Allemagne au Nürburgring.
Désireux de donner un petit coup de pouce à leur constructeur Porsche, qui prévoyait une arrivée en F1 pour 1961 mais n’avait pour l’heure que des F2 à aligner, « l’Automobil Club von Deutschland » décida unilatéralement d’organiser cette année son Grand Prix en Formule 2. Qu’importe que l’épreuve ne comptât pas de fait pour le championnat du monde, l’essentiel était que le public vienne en masse dans l’Eifel et que Porsche se retrouvât en bonne place pour l’emporter. Les deux souhaits des organisateurs furent comblés : malgré une météo exécrable, les spectateurs assistèrent ravis au triomphe des Porsche devant les Cooper et les Lotus. Un mois plus tard à Monza, il n’y aurait même pas de Cooper et de Lotus. Du moins, pas les officielles, les plus dangereuses.
Non seulement l’Automobile Club d’Italie ne répondit pas à l’injonction de son homologue du RAC, mais confirma que le Grand Prix serait bien organisé sur les 10 km du circuit routier combiné à l’anneau de vitesse. La réaction des constructeurs anglais ne se fit pas attendre: ils décidèrent unanimement de boycotter l’épreuve par « mesure de sécurité », celle-ci n’influant en aucun cas sur le sort d’un championnat de nouveau acquis à Cooper. Le piège diabolique avait parfaitement fonctionné et les organisateurs italiens se frottaient les mains : Ferrari ne pouvait plus perdre et les billets allaient s’arracher.
C’est ainsi que les imposantes 246 de Phil Hill, Richie Ginther et Willy Mairesse terminèrent sans forcer aux trois premières places devant une concurrence misérable, réduite à quelques concurrents privés venus traquer les primes financières et aux Porsche F2 venues s’étalonner en vue de la saison suivante. La course fut d’un ennui mortel mais Ferrari évita l’humiliation d’une saison sans victoire et, bien entendu, obtint la satisfaction toujours importante d’un large succès à domicile, fut-il acquis sans gloire.
Il est amusant de noter qu’en 1961, les cartes furent totalement rebattues et surtout que les arguments sécuritaires avancés en 1960 tout bonnement passés à la trappe du réalisme anglo-saxon : ayant un train d’avance sur les Anglais quant à l’adoption sur le nouveau règlement de la Formule 1 1500 cm3, Ferrari avait survolé les débats et gagné sur les deux tableaux, pilote et constructeur, mais Stirling Moss sur sa Lotus fut le seul à oser battre la Scuderia à deux reprises. Le Grand Prix d’Italie devait décider du sort championnat, et se déroula – pour la dernière fois – sur le combiné routier/ anneau de vitesse… avec la présence de toutes les voitures anglaises : il y avait encore une chance, mathématique, que Moss parvienne à être champion à Monza. Et comme par hasard, l’anneau de vitesse fut jugé comme totalement acceptable par toutes les parties.
Légendes photos © DR :
1- Les Ferrari sont amenées en pré-grille
2- L’ingénieur Carlo Chiti, Phil Hill, Wolfgang Von Trips, Enzo Ferrari
3- Phil Hill le futur vainqueur
4- Von Trips sur la 156 F2 expérimentale à moteur arrière
5- Les voitures de Mairesse, Ginther et Hill.