Même à basse vitesse, empruntant la piste de décélération, un pilote reste un homme à la vision dotée d’un tableau de bord paramétrique ; il ne « voit » pas au sens propre, il enregistre, synthétise, ne prend en compte que ce qui impacte son auto, son environnement, et les éléments susceptibles d’interférer.
Patrice Vatan
Mike Hailwood est cet homme, plus proche d’un programme automatisé que de l’image qu’il donnait de lui-même hier soir, embarquant à bord de la Citroën SM avec laquelle il se déplace en Europe, trois nanas, direction Bruxelles.
Alerté par son voyant de température d’eau, il ralentit, stoppe à son stand, capte à la volée Barry Gibson, l’un des trois mécanos attachés à sa voiture qui arrache un journal collé à sa prise d’air gauche, et d’une tape sur son casque blanc traversé d’une bande dorée, lui intime de repartir.
Introduit sur la ligne des stands grâce à une fausse carte de presse bricolée par Guy Royer, et ce pour mon premier Grand Prix en vrai (après celui du Maroc 57, hors championnat), je ne trouve rien de mieux à faire, alors que les essais libres de ce dimanche matin commencent, que d’importuner les mécanos en leur quémandant des stickers.
« Please ask our manager, we don’t have any » me lâche un grand gaillard à rouflaquettes avant de gicler sur la Surtees TS9B numéro 34, pilotée par Mike Hailwood, qui déboule.
Il ôte d’un geste sûr un bout de journal obstruant une prise d’air, signale à Mike que c’est ok. Opinant à peine du casque, l’ex-motard, agacé, remet les gaz à un mètre de moi, déchaînant la tempête, alors qu’une langue de feu me lèche le flanc.
Tout dans cette seconde se fige en moi, demeurera immuable comme la dernière image d’un film qui s’immobilise pour l’éternité. C’est le moment zéro, le big bang initial de dix années de passion vive vécue en bord de pistes. La mémoire des stands.
La mémoire est un mystère cérébral, capable de restituer cinquante ans plus tard une information totalement insignifiante alors qu’elle peine à reconstituer la soirée de la veille.
J’ai encore à l’esprit la manchette du « Soir », le journal belge que Barry Gibson a enlevé de la prise d’air et jette dans un bidon Duckhams faisant office de poubelle : « Fin du voyage officiel du Premier ministre Gaston Eyskens en France ».
Ne nous voyant guère demander un sticker Brooke Bond Oxo au manager, l’affable et guilleret (sic) Big John Surtees qui confère à voix basse avec son co-designer Peter Connew, nous battons en retraite, en quête cette fois du graal en la matière, le Marlboro-BRM, édition Nivelles 72.
Alléchés par la merveilleuse victoire de Beltoise à Monaco trois semaines auparavant, les Français ont franchi le Quiévrain par milliers, direction Nivelles où un nouvel autodrome accueille pour la première fois le Grand Prix de Belgique.
Située à 30 km au sud de Bruxelles et reliée à la capitale par une autoroute, la ville n’a plus une chambre à offrir, aussi nombre de spectateurs trouveront dans leurs autos un refuge précaire.
C’est notre cas à Guy Royer et moi.
Privilège associé au propriétaire de l’auto, une Fiat 128 Rallye rouge vif, il s’installe peinard à l’arrière pour dormir.
J’aurais quant à moi le levier de vitesse en communion étroite avec la partie charnue de mon individu, sensation beaucoup moins agréable que ce qu’en glorifie un certain cinéma porno gay.
Arrivés vendredi matin au circuit de Nivelles, nous constatons, piètre consolation, que le petit 1300 de la Fiat tourne mieux que les V12 de Bourne ; Beltoise signe le cinquième temps de la journée sur sa P160/01 mais se plaint du moteur qu’on change dans la soirée contre le nouveau modèle MKII.
La situation est confuse chez BRM où l’on se livre à un jeu de chaises musicales difficile à suivre ; Wisell, absent pour blessure, est remplacé par Vern Schuppan qui doit laisser sa P153 à Helmut Marko prié, lui, de donner sa 160 à Gethin qui a détruit la sienne aux premiers essais.
L’autodrome de Nivelles ressemble à un pistolet mitrailleur dont la ligne des stands serait le viseur, pointé en direction du village de Braine l’Alleud, à quatorze km, où réside Jacky Ickx, lequel émarge en troisième position au premier tour, porté par les vivas de ses compatriotes qui s’étranglent au 26e, à l’unisson du flat 12 de Maranello.
Après l’abandon de Beltoise dont la BRM lui échappe et part dans l’herbe de la grande courbe, après celui d’Amon qui fournissait une bande son inimitable avec son V12 en grande forme, nous restons, Guy et moi comme deux cons prisonniers du public belge, avec pour tout horizon une bannière jaune marquée « Chat Noir Zwart Kat », qui résume assez bien cette journée.
(Et Cevert, deuxième quand même direz-vous ? Ouais, ok c’est la troisième des dix deuxièmes places qu’il accumulerait).