Bien que médecin à la retraite, les mesures restrictives durant la pandémie due au Coronavirus obligèrent Cesare Carani de rester à la maison. Il décida d’utiliser ce temps libre imposé pour écrire le livre qui raconterait les quinze années d’intimité passées auprès de ce personnage aussi emblématique que secret, Enzo Ferrari.
La lecture de : “ENZO e LAURA FERRARI, Storia di due grandi pazienti” m’a beaucoup intéressé, beaucoup appris et aussi beaucoup ému. Sans en dévoiler le contenu, je n’ai pas résisté à partager avec les lecteurs de Classic Courses quelques moments savoureux et révélateurs d’une Laura inconnue et d’un Enzo insoupçonné.
Traduit de l’italien par Jean-Paul Orjebin
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Madame Ferrari
Enzo Ferrari un « padrone » bienveillant
Cesare Carani a d’abord été le médecin qui s’est occupé de Laura, l’épouse d’Enzo Ferrari, de 1974 jusqu’à son décès en 1978. Dès les premières visites quotidiennes du bon Professor Carani, le Commendatore a souhaité vivement qu’il s’occupa aussi de sa personne. Le Professeur accepta cette mission et ainsi fut le médecin des quinze dernières années de la vie d’Enzo Ferrari.
Docteur en Endocrinologie au CHU de Modène, il est l’auteur de plus de 120 publications médicales internationales avant de publier cette fois sur les Ferrari. A la différence des nombreux ouvrages parus sur Ferrari, celui-ci entre dans l’intime, Enzo retire ses lunettes noires et regarde dans les yeux celui que Franco Gozzi appelait : « l’Angelo custode del Grande Vecchio » L’Ange gardien du Grande Vecchio.
La rencontre
C’est lors d’une de ces réunions amicales du « Tout Modène » que Piero Lardi s’adressa à Cesare : « Mio padre ha bisogno di un bravo, giovane medico ed io ho pensato a te » « Mon père a besoin d’un jeune et bon médecin et j’ai pensé à toi ». Piero Lardi avait épousé Floriana, la sœur d’Antonio Nalin, camarade à l’Ecole de médecine et devenu confrère de Cesare Carani.
Le lendemain soir, Cesare de retour de la polyclinique de Modène où il officie, gare sa voiture près du théâtre Storchi et en quelques pas se retrouve devant le portail de cette grande maison de brique du 11 Largo Garibaldi. A 19 h précises, après une longue inspiration, il appuie sur le bouton de la sonnette, celui en bas à gauche. C’est Piero qui ouvre et qui introduit Cesare dans cette grande entrée lumineuse, un magnifique escalier de marbre rose dont ils gravissent quelques marches, un palier, une porte est ouverte, ils entrent et là, avant même de rencontrer les célèbres occupants, c’est la première surprise. L’appartement est modeste, meublé avec une grande sobriété. Piero s’esquive et le Docteur se retrouve seul dans une chambre spartiate dans laquelle l’Ingénieur est allongé sur un petit lit quasi militaire ou monacal de 70 cm de large. La belle histoire d’une exceptionnelle amitié faite de confiance, de sincérité et de fidélité démarre.
Ferrari est inquiet de la santé de son épouse dont l’état décline de jour en jour et ne quitte plus la chambre. Elle souffre de fortes douleurs abdominales auxquelles s’ajoutait une dystrophie musculaire aux jambes. Ces symptômes faisaient qu’elle quittait peu le lit. Cesare Carini est sollicité par Enzo afin qu’il tente de soulager les douleurs de sa femme et l’assiste médicalement. Cesare accepte et chaque matin avant de prendre ses fonctions à la Polyclinique, il se rendra au chevet de sa malade, de même le soir avant de rentrer chez lui, il passera par la Piazza Garibaldi s’assurer que la journée se soit bien passée.
Au tout début des visites du Docteur, Ferrari lui demanda dans quelle voiture roulait-il. « Une Golf Diesel Ingénieur ». Ferrari sourit avant de répondre : « Le Diesel est un très bon moteur…pour les bateaux » et de lui dire qu’il lui obtiendrait une Fiat à 50% du prix public et que compte-tenu de sa famille, il était indispensable pour des raisons de sécurité de rouler en voiture de 150 ch. minimum pour s’assurer de dépassements rapides.
Laura énervée
Madame Ferrari n’a pas le caractère facile, certains cadres de la Ferrari auront vécu des moments difficilement supportables. Il est arrivé souvent à Cesare de visionner avec le couple des Grand Prix le dimanche sur la RAI et les commentaires de l’une face à la concentration extrême de l’autre étaient des moments d’anthologie. Si par hasard, une Ferrari était amenée à rejoindre les stands pendant la course ou pire à abandonner, sur un ton agacé, Laura se plaignait à son mari en retrouvant subitement son fort accent piémontais : « Enzo dove hai preso quella squadra di coglioni » « Enzo où as-tu trouvé cette équipe de couillons » ou bien si un pilote commettait une erreur et endommageait son auto, la réaction de Laura était vive : « Enzo hai visto, quel cretino », je vous fais grâce de la traduction.
Face à ce phénomène de Tifosa énervée, Cesare Carani observait un Commendatore silencieux, marmoréen, concentré sur les faits de courses et songeant déjà aux questions qu’il poserait le soir même à ses ingénieurs.
A la fin de la saison 75, Lauda est Champion du Monde, Laura est déchainée bien que de plus en plus malade. Ferrari est très satisfait mais silencieux.
Un jour où Cesare, avec Laura, regardait à la télé les essais d’un GP, apparut sur l’écran un homme pas tout jeune, relativement enveloppé. Laura s’écria : « Docteur, vous le voyez celui-là ? Vous voyez comme il est gros ? C’est il y a longtemps, j’étais jeune et j’allais en Grand Prix, il m’arrivait de préparer des paninis pour les mécaniciens et bien lui mangeait tout le fromage et le jambon. Il ne laissait pratiquement que le pain à ces pauvres mécaniciens ». En note de bas de page, Cesare précise soit par bienveillance soit pour ne pas s’attirer d’ennuis qu’il doit s’agir de Chiti, le Directeur Technique Ferrari de 58 à 61 et que les propos de Madame sont certainement exagérés.
La fin de Laura, 27 février 1978
La fin de vie de l’épouse d’Enzo Ferrari est un révélateur de leurs rapports. Malgré une vie de couple compliquée et de nombreux différents, Cesare Carani a constaté qu’une grande affection, une belle complicité et un énorme respect les liaient.
Enzo n’a jamais oublié qu’à ses débuts, pour l’aider dans ses investissements, son épouse n’a pas hésité à puiser dans sa « borsetta d’oro » les pièces d’or offertes par sa famille à l’occasion de son mariage.
Au décès de Laura et contre toute attente, le Dr Carani a constaté un véritable état dépressif de son célèbre patient. Cesare, conseillé par un ami psychothérapeute a prescrit à Enzo Ferrari une thérapie à base d’anti-dépresseurs et ce, durant quelques mois. La dystrophie musculaire dont souffrait son épouse les dernières années ravivait la douleur immense de la perte de son fils Dino. Une forme de culpabilité le hantait car cette maladie dégénérative, probablement héréditaire, pourrait être transmise dans le cas rare d’une incompatibilité génétique des parents.
Une journée parmi d’autres avec le Commendatore
La vie de Ferrari était faite de rituels, lever à 7h30, petit déjeuner en lisant l’ensemble de la presse que Dino Tagliazucchi, son chauffeur et majordome, lui a rapporté, c’est souvent vers les 8h que l’Avv Gianni Agnelli lui téléphone, la conversation est concise et professionnelle. Le barbier Antonio passe faire son ouvrage et dans la salle de bains Enzo se parfumera plus ou moins en fonction des rendez-vous féminins ou non.
Avant d’aller à Maranello, il y aura ce passage obligatoire au cimetière de San Cataldo. Vers 13 h, il déjeunera de manière frugale au Cavallino, parfois accompagné de quelques amis ou relations d’affaires. Cesare raconte un épisode cocasse : Un matin Dino rappelle à son patron qu’il serait bien de se presser un peu :
Dino « Commendatore, Il est tard pour lire les journaux, nous devons y aller, Ecclestone arrive à 9h, nous n’y serons pas avant 10h »
Ferrari « C’est déjà bien que je le reçoive »
Dino « Dois-je aviser le Cavallino que vous serez trois à table »
Ferrari en dialecte sur un ton lapidaire « Ecclestone l’è menga un me amig ! Al nano , per magner as rangia da per lo !” “ Ecclestone n’est pas mon ami, le nain, pour manger, il s’arrangera tout seul ».
Le soir même, quand Cesare lui demande comment s’est passée la rencontre avec l’anglais, il lui répondit avec un grand sourire et une pointe d’orgueil
« Très bien, ce matin j’ai été un peu dur, finalement nos rapports se sont arrangés, d’autant qu’il m’a affirmé que sans Ferrari, la F1 disparaitrait ».
La 288 GTO du Roi Hussein
Un soir, Gozzi et le directeur financier Benzi viennent solliciter Ferrari chez lui :
Gozzi – Commendatore, j’ai eu aujourd’hui un appel téléphonique du Roi Hussein de Jordanie qui souhaite acheter une 288 GTO
Ferrari – Oui je sais, les 272 voitures sont déjà réservées, le Roi arrive trop tard
Gozzi – Mais Ingénieur, le Roi est un de vos amis, il a déjà acheté de nombreuses Ferrari, nous pourrions bien construire une 288 de plus.
Ferrari sur un ton sévère et dans ce cas en dialecte – Il n’avait qu’à téléphoner avant, maintenant c’est trop tard, le nombre de voitures est de 272 il restera à 272, Basta !
Il se tourne vers Dino et lui demande d’apporter un énorme album de photos posé sur un meuble.
Dans cet album, d’innombrables photos de Ferrari prises en France devant la propriété de Bardinon, Enzo les montre à Gozzi et Benzi :
Ferrari – Le Roi Hussein est un bon client, c’est vrai, mais il nous a moins acheté de voitures que « Monsieur Lapin » * qui lui a passé sa commande, il y a déjà deux ans, donc c’est non.
* (Monsieur Lapin, en français, c’est ainsi que Ferrari appelait Pierre Bardinon, en raison de son activité dans le cuir et la fourrure).
La Profanation de la tombe de Dino Ferrari
Nous découvrons dans ce livre un épisode dramatique de la vie de Ferrari
Le 9 octobre 1979, au petit matin, les carabiniers préviennent Ferrari que la tombe familiale avait été profanée.
Dino Tagliazucchi raconte : Nous avons trouvé la tombe et le cercueil de Dino ouverts, je me suis reculé de quelques pas, horrifié, j’étais bouleversé, j’ai cru que j’allais vomir. A côté du cercueil, le Commendatore a observé la scène sans un mot, je ne sais pas comment il a pu résister face à une telle scène. Etrangement la corp de son fils était, 26 ans après, resté intact. C’est peut-être cela qui a fait fuir les profanateurs, qui certainement, espéraient récupérer des os pour obtenir une rançon.
Le soir Ferrari était toujours sous le choc émotionnel que l’on imagine. Le Dr Carani était à son chevet mais dans un souffle lui a susurré « J’ai besoin de dormir ».
L’autre Dino
Les Ferrari étaient assistées par un couple fidèle et dévoué, Dino Tagliazucchi, chauffeur, garde du corp, complice de tous les instants et son épouse Giuliana qui avait un rôle d’intendante fidèle et dévouée, tout particulièrement auprès de la Signora Laura. Nous savons que Dino Tagliazucchi nous a hélas quitté en avril 2016, alors c’est Giuliana qui est parfois venue en aide à Cesare afin de lui confirmer certains souvenirs lors de la rédaction de son ouvrage.
Le départ de Forghieri
Cesare Carani s’est trouvé mêlé au départ de Forghieri de chez Ferrari
Le Professeur Cesare Carani, Rossano Candrini (bien connu des lecteurs de CC) et Augusto Baldini, un confrère médecin, étaient les invités des Forghieri pour les 50 ans de ce dernier. A la fin de l’excellent diner, Mauro fit part confidentiellement à ses invités son désir de quitter Ferrari, nous sommes le 13 janvier 1985. Durant le retour de Bologne à Modène, les trois amis se désolaient de cette nouvelle mais se rassuraient également n’imaginant pas qu’elle aboutirait à une rupture.
Quelques jours plus tard, un soir Ferrari se livra à Cesare et lui dit en substance :
Je dois beaucoup à Forghieri qui est un génie dans son genre, mais je vieillis et avant de partir je veux restructurer l’Ecurie de course. En matière d’aérodynamique, les meilleurs sont anglais, je veux adjoindre à Mauro un excellent spécialiste des châssis. Je l’ai trouvé, il est très connu, c’est John Barnard. Ainsi la Ferrari continuera à gagner. Mais Mauro n’accepte pas cette idée, il me parle de démission.
Vous, Cesare qui êtes un ami de Mauro, j’aimerais que vous lui transmettiez mes propositions. Je veux beaucoup de biens à Mauro et ne veux pas le perdre.
Les propositions étaient alléchantes : salaire augmenté, maintien de son rôle de responsable de la F1 et même la promesse d’être couché sur le testament du Patron.
Cesare Carani en bon émissaire du Drake communiqua ces éléments à Mauro sans omettre que l’arrivée de Barnard était actée. Forghieri refusa ce compromis et ce fut la rupture.
Le livre de Cesare Carani, ENZO e LAURA FERRARI est plein d’anecdotes inédites et ceci grâce à la particularité de son auteur, difficile d’être plus proche qu’un médecin qui effectue deux visites par jour à domicile.
Edité par ARTIOLI EDITORE en italien avec en deuxième partie une traduction intégrale en anglais.
La photo de Cesare Carani à son bureau est due à Leonardo Perugini qui nous a aimablement autorisés à la publier ici.
Curieux d’approfondir certains sujets, j’ai contacté le Professor Carani pour qu’il m’accorde un entretien ce qu’il accepta pour mon plus grand bonheur.