Après 1945 les sports mécaniques reviennent sur le circuit de Brno. Mais la Tchécoslovaquie est à présent dans l’aire d’influence soviétique. Ce qui va, pendant longtemps, fortement limiter la nature et la portée des événements qui y seront organisés. Mais, à la faveur des évolutions politiques à Prague, le circuit Masaryk retrouvera une visibilité internationale. Il constituera ainsi une exception dans les pays de l’Est jusqu’à l’avènement du GP de Hongrie en 1987.
Olivier Favre
Le Rideau tombe
« De Stettin sur la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu sur le continent ». Tels sont les mots célèbres que Winston Churchill prononce le 5 mars 1946 devant les étudiants de l’université de Fulton dans le Missouri (1). En Tchécoslovaquie cette expression prend tout son sens deux ans plus tard lorsque, par le « Coup de Prague », le parti communiste prend le contrôle du pays. Le 9 mai 1948 une nouvelle constitution entre en vigueur. La Tchécoslovaquie devient une république populaire, fermement ancrée dans le bloc soviétique.
Le Grand Prix revient pourtant à Brno en septembre 1949, sur un circuit sensiblement raccourci (17,8 km) et tournant à présent dans le sens horaire. Il attire un bon nombre de pilotes connus de l’Ouest : Farina, Trintignant, Rosier, Etancelin, Manzon, Parnell, Bira, Graffenried. Le mauvais sort frappe dès les essais avec l’accident mortel du pilote local Vaclav Uher. Puis le début de course est marqué par une nouvelle tragédie qui ressemble fort à celle de 1937 : dès le premier tour Farina (Maserati 4 CLT) sort de la route, tue deux spectateurs et en blesse une douzaine d’autres. Parnell sort également quelques secondes plus tard et percute Farina. Un tour plus tard, Bira achèvera de faire du virage un cimetière de Maserati 4 CLT (2). C’est l’Anglais Peter Whitehead qui l’emporte finalement avec sa Ferrari 125 suralimentée.
Douze ans de fermeture
Cette reprise du Grand Prix est un énorme succès : attirés par la gratuité du spectacle (impossible de contrôler les accès sur un tracé aussi long), entre 350 et 400 000 spectateurs assistent à la course. Un tel engouement pour un sport « bourgeois » ne fut certainement pas du goût des dirigeants communistes à Prague. Pourtant, l’année suivante le Grand Prix est reprogrammé. Mais, différence majeure, seuls des concurrents locaux y participent. Car entretemps, comme les autres « démocraties populaires », la Tchécoslovaquie s’est fermée aux influences extérieures. Il y aura encore en 1952 et 54 deux courses « internationales », mais ce label est dû uniquement à la présence de concurrents est-allemands (dont Edgar Barth, qui passera à l’Ouest en 1957).
De toute façon les courses de voitures n’ont pas la cote chez les dirigeants communistes, qui leur préfèrent les deux-roues. D’où l’organisation d’un Grand Prix moto chaque année à partir de 1950. Il est d’abord réservé aux « camarades » des pays de l’Est. Puis, il s’ouvre aux vedettes du Continental Circus (Hocking, Redman, Taveri, …) à partir du début des années 60.
L’ouverture vaut aussi pour les voitures, puisque le circuit de Brno accueille une course de Formule Junior en 1962. On y relève quelques noms connus à l’Ouest (Kurt Ahrens père et fils, Gerhard Mitter, Jo Schlesser, Curt Lincoln, le père de Nina Rindt). L’année suivante Jochen Rindt termine 2e derrière son compatriote Kurt Bardi-Barry.
Le printemps, à Brno aussi
En 1964 le circuit est encore une fois raccourci (il passe à 13,9 km), quelques obstacles de bord de piste sont enlevés et l’asphalte est refait. Ceci à la demande de la FIM (Fédération Internationale de Motocyclisme) qui a posé ces conditions à l’inscription du Grand Prix au championnat du monde. Ce qui sera fait à partir de 1965. Côté autos, la F3 succède à la Formule Junior. La participation occidentale se fait alors encore plus rare et est en général le fait de seconds couteaux. Avec leur matériel « up to date », ceux-ci parviennent quand même à prendre le dessus sur les pilotes locaux au volant d’exotiques (pour nous) Skoda, Melkus ou Delfin. Autre curiosité, plus ponctuelle, la présence de la BRM F1 de Mike Spence en 1967. Présent en « guest star », le pilote anglais établit à plus de 176 km/h de moyenne un record du tour définitif pour cette version du circuit.
Même avec l’apport de quelques pilotes de l’Ouest, ces courses de F3 restent des épreuves locales, ne relevant d’aucun championnat international. Mais la situation change à partir de 1968. Une année socialement et politiquement très agitée, on le sait. Et pas seulement à l’Ouest. A Prague un mouvement de libéralisation a été entamé. En janvier est arrivé au pouvoir Alexander Dubcek, qui prône un « socialisme à visage humain ». Au programme : liberté de la presse, démocratisation de la vie politique, réformes économiques, décentralisation. Et le sport auto en profite, puisque les concurrents occidentaux sont invités à la mi-août pour une course de 4 heures, comptant pour le championnat d’Europe des voitures de tourisme. Notons que ce n’est pas une première pour ce championnat. Il allait déjà derrière le Rideau de fer, à Budapest, depuis sa création en 1963.
Normalisation
Les ténors de la catégorie, en particulier les équipes officielles BMW et Alfa Romeo (Autodelta) et les frères Kremer (Porsche 911), sont présents pour se mesurer aux équipages locaux au volant de Skoda, mais aussi de NSU 1000, de R8 Gordini, voire d’une Citroën DS 19 ! Mais l’URSS et ses satellites s’inquiètent du vent de liberté qui a commencé à souffler à Prague, timidement pourtant. Alors que les essais ont commencé, pilotes et spectateurs ignorent que le sort du « Printemps de Prague » est en train de se jouer : à Moscou le Politburo du Parti communiste soviétique vote une résolution d’emploi des forces militaires pour « fournir l’aide au parti communiste et au peuple tchécoslovaque » (sic). Et le jour de la course, remportée par la 911 de Kremer-Kelleners, Brejnev annonce à ses alliés du Pacte de Varsovie que l’intervention militaire aura lieu deux jours plus tard, dans la nuit du 20 au 21 août.
A l’heure prévue, 200 à 500 000 soldats (les sources divergent) et des milliers de chars de quatre pays du Pacte de Varsovie envahissent la Tchécoslovaquie. L’émotion est considérable en Occident, mais le « monde libre » ne va pas risquer l’apocalypse nucléaire pour un pays d’Europe centrale. La « normalisation » peut donc commencer à Prague.
Coup d’arrêt pour Brno
Le circuit de Brno va-t-il alors retourner à l’anonymat des épreuves nationales ? Eh bien non. Les courses de F3 restent ouvertes aux étrangers (on y verra notamment Helmut Marko et Niki Lauda en 1970). Et surtout, Brno s’installe comme une étape incontournable du championnat d’Europe des voitures de tourisme. Le circuit n’en reste pas moins très dangereux. Pour les motards d’abord, dans les rangs desquels la Grande Faucheuse a plusieurs fois frappé depuis 1956 et le décès de l’Allemand Hans Baltisberger. Mais aussi pour les pilotes autos. Et même de plus en plus puisque la moyenne horaire au tour fait en quatre ans, de 1968 à 72, un bond de près de 20 km/h, jusqu’à 167 km/h. C’est pourtant une voiture de la petite classe, la division 1 jusqu’à 1 300 cc, qui va se charger d’illustrer tragiquement cette dangerosité.
Il a plu une bonne partie de la matinée de ce samedi 20 mai 1972. En début d’après-midi, l’Italien Luigi Rinaldi est en passe de boucler son 5e tour d’essai. Soudain, en passant dans une flaque d’eau, il perd le contrôle de son Alfa GTA Junior dans le virage précédant la ligne droite des stands et va s’écraser contre un poste de chronométrage non protégé. L’infortuné pilote est tué sur le coup et un commissaire de piste décédera à l’hôpital (3). La CSI réagit et retire au circuit sa licence internationale. Brno ne reviendra au calendrier européen qu’après des travaux de sécurisation.
Monnaies d’échange
Après deux années blanches, ce retour a lieu en 1975. Le circuit a fait peau neuve. Ligne droite de départ/arrivée élargie, stands séparés de la piste par un muret. Et surtout, une nouvelle réduction du tracé permet d’éviter la traversée de plusieurs villages, supprimant ainsi quelques points noirs. C’est dans ce nouveau format de 10,9 km que le circuit historique de Brno va vivre sa dernière décennie. Chaque année jusqu’en 1986, le championnat d’Europe des voitures de tourisme y fera escale. Et chaque année les pilotes s’y rendront avec des sentiments partagés.
D’un côté, ils ont la satisfaction d’apporter du rêve à des populations privées des plaisirs de la consommation capitaliste. Il est d’ailleurs de bon ton d’emporter à Brno quelques biens courants. Qu’ils soient liés à la course (t-shirts, casquettes, autocollants) ou non (jeans, lingerie féminine). Car ils pourraient bien servir de monnaie d’échange en cas de problème avec les autorités. C’est ce qui arriva au Belge Pierre Dieudonné, un jour au retour de la course. Espérant attraper un avion à Vienne, il fut retenu à la frontière autrichienne par des douaniers tchèques tatillons. C’est l’arrivée de Dieter Quester qui le tira d’embarras. L’Autrichien se contenta d’ouvrir son coffre et de distribuer à chaque douanier ou policier une petite voiture de son sponsor de l’époque, Matchbox. Et la frontière s’ouvrit immédiatement !
Anachronique
Voilà pour le « folklore » local. Mais les pilotes sont moins enthousiastes à l’égard du circuit lui-même. Car celui-ci reste dangereux, en particulier à cause des nombreuses bosses qui le parsèment. En maints endroits, la ligne idéale théorique n’est pas la plus rapide, à cause de ces irrégularités de terrain. Et certaines sont particulièrement traîtresses. D’autant que le circuit ne sera jamais totalement ceinturé de rails de sécurité, il y aura toujours ça et là des fossés prêts à recevoir une voiture en perdition. Dès lors, on n’en apprécie que mieux les 185,6 km/h de la pole position de l’Anglais Steve Soper avec sa Ford Sierra en 1986, dernière année d’activité du circuit historique. Surtout si on la compare avec les 158 km/h de la pole la même année à Spa, un circuit pourtant rapide.
Alors qu’ailleurs en Europe les derniers circuits naturels se transforment, pour le meilleur (Spa) ou le pire (Nürburgring), Brno demeure, exception de plus en plus anachronique. Les Tchèques sont néanmoins conscients que les jours de leur circuit sont comptés. La FIM a d’ailleurs déclassé Brno, qui n’accueille plus le championnat du monde moto depuis 1983. Aussi la construction d’un circuit permanent de 5,4 km est-elle lancée. Inauguré en 1987, il accueillera une manche du championnat du monde d’endurance en 1988. Mais cela restera un « one-shot ». Il permettra surtout de faire revenir les motos pour longtemps. Même si aujourd’hui des incertitudes planent sur le circuit de Brno. En proie à des difficultés financières, il ne figure pas cette année au calendrier mondial de MotoGP.
NOTES :
- Churchill n’est pourtant pas le premier à utiliser l’expression « Rideau de fer ». Celle-ci est apparue pour la première fois en 1918 sous la plume de l’écrivain russe Vassili Rozanov. D’autres la reprendront pendant la Seconde Guerre Mondiale, y compris Joseph Goebbels, ministre de la propagande du Troisième Reich.
- Depuis 2010 une stèle commémore cet accident et ce virage a pris le nom de Farina – Monument to Farina’s curve – Brno, Czech Republic – Roadside Attractions on Waymarking.com
- Tragique coïncidence, le lendemain 21 mai un accident mortel remet en question un autre circuit routier aux conditions de sécurité de plus en plus anachroniques : celui du Belge Ivo Grauls au volant de sa Chevrolet Camaro à Chimay.