… et Rule Britannia. Il y a soixante ans, dans les frimas enveloppant l’Emilie-Romagne, les couteaux étaient tirés entre la « grande maison » Ferrari et ATS, la nouvelle entité créée par des dissidents de la précédente. Le but de ces derniers était clairement affiché : battre le Commendatore honni, sur les pistes, et sur les routes ! Mais qui récolta les fruits de la discorde en fin de parcours ? Leurs bons vieux ennemis les Anglais.
Pierre Ménard
On rappellera qu’à la suite des retraits d’Alfa Romeo, de Lancia et enfin de Maserati dans les années cinquante, la Scuderia Ferrari n’avait plus de contradicteur sur le sol transalpin en Formule 1. La tempête qui se déclencha durant l’hiver 1961-62 dans les bureaux techniques de Maranello changea la donne. On aurait pu préciser « considérablement », mais au vu de ce qui allait se dérouler par la suite, on peut constater que la montagne accoucha d’une bien maigre souris. La dispute fut, elle, réelle et bien saignante ! Quelle en fut la raison ? Personne ne le sut précisément, mais certaines pistes peuvent éclaircir un chouïa le mystère.
Selon le directeur technique de l’époque, Carlo Chiti (1), le renvoi pour « motifs personnels » de plusieurs employés par Ferrari aurait provoqué une levée de boucliers de la part de certains cadres techniques, dont Chiti lui-même. D’autres sources avancèrent que des dirigeants incriminés auraient été « épuisés » par les interventions inopportunes et fréquentes de madame Laura Ferrari dans la conception des voitures. Quoi qu’il en fût, la rébellion eut bien lieu à Maranello fin 1961. Chiti, suivi par Giotto Bizzarini, Romolo Tavoni et Girolamo Gardini, claqua la porte de l’honorable maison. Une fois sur le trottoir, les rebelles se posèrent la question essentielle : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait » ?
Du pain sur la planche
La crise de nerfs évacuée, chaque camp dut parer au plus pressé, à savoir assurer la saison 1962 qui s’annonçait. Chez Ferrari, un jeune ingénieur l’air perpétuellement dans la lune avec ses grosses lunettes d’écaille fut promptement bombardé directeur technique. Comme son prédécesseur, Mauro Forghieri – aidé par Angelo Bellei – se vit confier la tâche gigantesque de gérer tous les projets course, monoplace et endurance. Chez les conjurés, la fuite en avant déboucha sur l’idée forcément géniale de création d’une nouvelle écurie de course, avec – allons-y gaiement ! – la mission avouée de battre Ferrari sur tous les terrains. Chiti parlait naturellement d’une F1 à venir, mais aussi d’une GT routière qui pourrait également courir. Là-aussi, un énorme boulot attendait les joyeux utopistes !
La perspective d’obtenir quelques subsides promis par le gouvernement (qui n’arriveront en fait jamais !) alliée à quelques fonds privés autorisa la joyeuse équipe à établir ses quartiers dans une zone improbable dans la banlieue de Bologne, Pontecchio Marconi. Le comte Giovanni Volpi (fondateur de l’écurie Serenissima) et l’industriel Giorgio Billi décidèrent de l’édification d’une usine qui, de l’aveu même de Chiti, allait dépasser l’entendement et la raison. C’est sur ces bases déjà plombées financièrement que le patron se mit au travail sur sa planche à dessin.
Mauro Forghieri restait, lui, désespérément perplexe devant cette monoplace qui avait écrasé le championnat 1961. Suite à un stage personnel chez Lotus, et à l’International Trophy 1962 où Innes Ireland accepta de courir au volant d’une 156 et fit un retour technique sans détours, l’ingénieur italien comprenait à présent la raison de ce triomphe trompeur : s’il avait trouvé le moteur assez extraordinaire, l’Ecossais s’était amèrement plaint du châssis. Lors d’une interview pour feu le magazine Automobile Historique, Forghieri nous avait donné sa vision de la célèbre 156 « Sharknose ».
« Le châssis de la 156 était très mauvais du point de vue de la rigidité. On a essayé d’améliorer l’aérodynamique en allongeant le pilote en « mode Lotus » si on peut dire. L’année 1962 a surtout été consacrée à des essais. Finalement, le « vieil homme » a compris que la voiture de 1961 avait gagné le championnat du monde grâce au moteur qui avait entre 40 et 50 chevaux de plus que les autres ! En 1962, les Anglais ont rattrapé leur retard avec le V8 Climax, monté dans des châssis qui étaient meilleurs». Si l’on ajoute qu’à cette époque, les 24 Heures du Mans étaient aussi importants – voire plus – que la F1 en terme d’image, on peut saisir vers quelles priorités fut obligée de se diriger la jeune équipe technique à Maranello en 1962 et apprécier l’insuccès total de cette année sacrifiée.
Pillage à Maranello
A Pontecchio Marconi, le dilemme était moindre puisqu’on partait d’une feuille blanche. Mais le temps était également compté : il fallait être prêt pour le premier Grand Prix de la saison 1963. Et, histoire d’emmerder (le mot est désormais accepté puisque adopté au plus haut) un peu plus l’ancien employeur, le futur directeur sportif Tavoni réussit à débaucher les deux pilotes vedettes de la Scuderia, le champion 1961 Phil Hill et la révélation Giancarlo Baghetti, qui ne pouvaient plus encadrer Eugenio Dragoni, le nouveau directeur sportif de Maranello.
Forghieri et Bellei de leur côté avaient mis à profit le combat perdu d’avance de cette 156 démodée pour penser clairement à la conception de la future F1 qui serait confiée en 1963 à l’Anglais John Surtees et au « chouchou » de Dragoni, Lorenzo Bandini. Une nouvelle 156, guidée par la technologie aéronautique au niveau de la carrosserie, et au futur V8 qui promettait une puissance supérieure au V8 Climax équipant toutes les écuries britanniques, BRM exceptée. Si 1962 maintint dans l’ombre les deux écuries italiennes, pour des raisons différentes, 1963 allait voir l’une retrouver le chemin de la lumière, et l’autre plonger irrémédiablement.
Recette bolognaise ratée
La présentation de la nouveauté se fit en janvier 1963 dans le petit luxe d’un hôtel de Bologne : en présence de Piero Taruffi écoutant attentivement les explications techniques de Carlo Chiti, Giancarlo Baghetti posait au volant de l’ATS 100 pour le plaisir des journalistes et photographes. Enfin, quand on dit plaisir, il faut relativiser. La presse réunie pour l’occasion s’accorda sur une chose : cette ATS était d’une laideur rare et d’une finition indigne d’une Formule 1 ! Chiti argua d’un manque de temps, mais les premiers essais confirmèrent que le ramage était à la hauteur du plumage.
Toujours pour Automobile Historique, Phil Hill nous avait parlé de cette voiture et des espoirs qu’il avait mis en elle : « La toute première fois où j’ai essayé l’ATS de Formule 1 fut dans une petite rue à côté de l’atelier de Pontecchio Marconi. Je ne me rappelle plus laquelle, mais pour vous dire la vérité, la rue était pavée ! Elle était assez rudimentaire, peu élaborée. Elle n’avait pas encore été développée. En d’autres termes, ce n’était pas fantastique. Par contre, le petit V8 était intéressant, plus vif que le Ferrari aussi loin que je m’en souvienne. Malgré tout le respect que j’ai pour Chiti, j’ai détesté cette saison et cette expérience. C’était assez décourageant car il y avait toujours quelque chose qui allait de travers».
L’ATS 100 fit en 1963 quelques apparitions proprement désastreuses, ponctuées de casses diverses et variées qui sapèrent le moral des troupes et décrédibilisèrent le travail de Chiti et de son équipe. Une refonte à mi-parcours de la monoplace, à l’esthétique passablement améliorée, ne fit rien à l’affaire : le projet était mal engagé, techniquement erroné et financièrement à la dérive. Une dispute (une énième) entre Volpi et Billi fit voler en éclats la fragile structure bolognaise qui baissa définitivement le rideau fin 1963. Là où la Scuderia Ferrari venait de se repositionner dans la cour des grands avec un beau parcours de John Surtees, symbolisé par une victoire éloquente sur le Nürburgring lors du Grand Prix d’Allemagne. Mais la grande affaire en 1962 et 1963 restait la mainmise des « assembleurs » britanniques qui se jouèrent de la concurrence italienne, BRM mais surtout Lotus et la révolutionnaire Type 25 monocoque. On en était loin à Maranello et à Pontecchio Marconi !
Aux Anglais les lauriers !
1964 fut enfin celle de Ferrari : grâce à une 156 V8 améliorée au fil du championnat, John Surtees fut couronné in-extremis lors de la dernière épreuve au Mexique, et Ferrari déclaré vainqueur de la Coupe des Constructeurs. Cette saison vit un timide retour de l’ATS lors du Grand Prix d’Italie, engagée et reconditionnée par une équipe menée par Alf Francis – l’ancien mécanicien de génie de Stirling Moss – et pilotée par le Portugais Mario Cabral. L’abandon dans le plus grand anonymat de la monoplace sera d’autant plus cruel que Surtees triomphait ce jour-là dans l’hystérie de Monza, devenant définitivement pour les tifosi « Il Grande Surtees », et se plaçant plus prosaïquement dans la queue des postulants au titre !
Volpi retourné à son écurie Serenissima, Chiti s’accorda avec un ancien camarade de bureau à Maranello, Ludovico Chizzola, pour fonder une structure représentant Alfa Romeo en Course. Ainsi naquit Autodelta qui remporterait de bien beaux succès en endurance dans les années à venir. Mais l’aventure ATS ne comporta pas que des ratés. La très jolie 2500 GT, qui courut notamment à la Targa Florio en 1964, reste comme la face éclairée de cette aventure débutée sans trop de réflexion par des gens aveuglés par leur colère (2). Comme le disait Phil Hill lors d’un essai pour Road & Track en 1978 : « Je l’ai trouvée intéressante, mais nécessitant de nouveaux développements, notamment au niveau du design ». Quant à Ferrari, son mince succès sur les Britanniques en 1964 fut le dernier avant une longue période de disette et l’arrivée dans l’écurie dix ans plus tard d’un jeune pilote autrichien salvateur.
(1) Carlo Chiti Grand Prix par Piero Casucci – Automobilia 1987
(2) En 1987, Carlo Chiti le reconnaissait le plus honnêtement du monde : « Tout compte fait, ce fut un geste inconsidéré [celui de claquer la porte de Ferrari, NDLA]… Quand j’ai quitté Ferrari, j’ai fait preuve d’une grande légèreté car je n’avais aucune idée de ce que me réservait l’avenir ».