« Chez Renault, l’équipe d’ingénieurs était constituée de passionnés, motivés et jeunes »
Alors que le moteur Renault F1 conçu à Viry-Châtillon est condamné à l’issue de l’année 2025, Alpine ayant décidé de se fournir auprès de Mercedes à partir de 2026, donnons la parole à Alain Marguet, un ingénieur qui fut au cœur de l’épopée Renault en F1 à ses débuts, quand il fallut relever le défi du turbo.
Nicolas Anderbegani
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Nicolas Anderbegani : Comment êtes-vous arrivé dans l’univers de la compétition automobile ?
Alain Marguet : Je suis né à Reims, où se trouvait un fameux circuit. A l’époque, il n’y avait pas de paddocks et les équipes allaient dans les garages de la ville. Dans le garage Renault de Reims, par exemple, prenait place la Scuderia Ferrari. Il m’est arrivé de sécher des cours pour aller faire la tournée des garages de Reims et admirer les voitures de course. Il y avait de la débrouille, pour rentrer sur le circuit, je prenais ma R8 et un copain se planquait dans le coffre avant, ainsi on n’avait payé qu’un seul ticket, mais c’était bien moins contrôlé auparavant !
J’ai passé un brevet de technicien en spécialisation mécanique auto. Je n’ai pas fait les Arts et métiers, au grand dam de mon père, et je postule sans succès auprès de nombreuses marques comme Alfa Romeo, Lotus, Renault…et puis on me parle de Gordini. J’écris au siège, boulevard Victor à Paris et j’obtiens un rendez-vous avec Amédée Gordini. On m’a pris à l’essai, en 1966, pour au final rester 22 ans dans la boîte) J’ai ainsi commencé sur les bancs d’essai moteur chez Gordini Automobile, qui a été peu à peu absorbé par Renault pour devenir Renault-Gordini puis Renault Sport. J’ai ainsi travaillé sur la R8 Gordini, dont le projet avait été préféré à celui développé en interne par Renault, et l’autre activité importante était de fournir des moteurs pour les prototypes Alpine. Le problème à cette époque, c’est que toutes ces différentes entités – Gordini, Alpine, Renault – se jalousaient un peu, on se renvoyait la balle quand ça ne marchait pas.
Mais Amédée Gordini était un sacré personnage, très malin, très ingénieux. Un jour, je l’accompagne en Italie et il me demande d’attendre avec lui car l’un de ses amis va venir le saluer. C’est alors que je vois arriver Enzo Ferrari ! Le Commendatore a salué Gordini et m’a rapidement serré la main. J’étais un peu pétrifié mais je m’en souviendrai toujours. C’est comme si je voyais Dieu le père en personne !
N.A : C’est alors qu’arrive François Castaing, qui va révolutionner les méthodes de travail ?
Alain Marguet : Oui, absolument, j’ai un immense respect pour François Castaing (décédé en 2022, ndlr) qui a créé Renault Sport, qui a convaincu Renault de faire de la F1 et d’y imposer la technologie Turbo. Il est arrivé en 1968, puis a dû faire son service militaire, et pendant ce temps on a déménagé à Viry-Châtillon. En revenant de l’armée, il est devenu responsable du bureau d’études tandis que pour ma part, j’ai repris des études aux Arts et métiers afin de progresser dans ma carrière. Grâce à Renault aussi, j’ai bénéficié de formations internes, sur l’anglais, le management, les prémices de l’informatique, je n’avais pas de diplôme d’ingénieur universitaire mais j’étais considéré par Renault en quelque sorte comme un « ingénieur maison ».
Castaing a ainsi voulu réformer et moderniser l’organisation de ce qui allait devenir Renault Sport, en s’inspirant de ce que faisait Matra. Par exemple, chez Alpine à l’époque, il y avait une équipe de mécaniciens géniaux mais ils étaient mal gérés, il n‘y avait pas une voiture pareille au Mans, chacun faisait un peu les réparations à sa façon, ça manquait de rigueur et de méthode. Chez Gordini aussi, il y avait encore de la passion mais la motivation des vieux de la vieille, des anciens qui avaient fait de la F1 dans les années 40-50 était quelque peu émoussée, ils n’étaient pas forcément au fait des dernières innovations et ni bien considérés par Alpine. Forcément, Castaing a compris qu’il fallait mettre un coup de pied dans la fourmilière, mais il n’a pas été aimé de tous car il bousculait les habitudes.
N.A : Un travail de longue haleine va commencer pour la F1
Alain Marguet : Pour que ça marche, Castaing, passé directeur technique, a ramené l’équipe châssis F1 d’Alpine depuis Dieppe à Viry-Châtillon, l’équipe des Protos restant à Dieppe avec Jacques Cheinisse et François-Xavier Delfosse. En somme, le discours qu’il a tenu, c’est qu’une voiture de course est un ensemble, et non pas un châssis d’un côté et le moteur d’un autre. L’osmose entre les équipes est indispensable. On gagne et on perd ensemble, et si un problème survient, ce n’est pas la faute de Pierre, de Jacques ou de Paul, c’est un tout. La synergie des équipes, ce fut déterminant et d’ailleurs, les premiers résultats arrivent vite d’abord en sport-prototypes avec l’Alpine A441 sacrée championne d’Europe 2 litres en 1974, puis en F2, avec le titre de Jabouille en 1976 équipé du V6 2 litres atmosphérique demandé par Elf, suivi en 1977 par le titre de René Arnoux et la superbe victoire aux 24 Heures du Mans en 1978 En 1979, le moteur F3 s’impose avec Alain Prost en championnat de France et d’Europe.
Les débuts en F1 ont été très compliqués, le turbo était quelque chose de tout à fait inédit dans la catégorie, sans référence, donc il fallait tout faire nous-mêmes or nous n’étions pas très nombreux. Le premier turbo utilisé en essais était quasiment identique à celui du camion d’assistance, juste réusiné pour être allégé, mais c’était un travail de stakhanoviste.
N.A : Comment s’est imposé le choix du Turbo ?
Alain Marguet : Castaing avait estimé, compte tenu de la règlementation, que c’était une bonne solution, car on devait obtenir plus de puissance que sur l’atmosphérique. Après avoir quitté Alpine, Bernard Dudot a été envoyé aux Etats-Unis pour rencontrer les spécialistes de la turbo compression, étudier leur savoir-faire et à son retour il a intégré Renault Sport. Sa mission a été ainsi de mettre le turbo sur le 2 litres atmosphérique, dans un premier temps, puis ensuite de développer le V6 1.5 F1, avec Jean-Pierre Boudy puisque la règlementation F1 imposait une équivalence 1500cc pour les turbos face aux 3 litres des moteurs atmosphériques, ce qui avait justement rebuté plus d’un constructeur sur le bien-fondé de tenter ce pari.
N.A : C’est un choix qu’il a fallu défendre bec et ongles ?
Alain Marguet : Les premiers essais étaient très laborieux, avec Jean-Pierre Boudy qui était en charge du développement. Lors de tests à Jarama, c’était une catastrophe notamment sur le Turbo lag, c’est-à-dire le temps de latence et de réaction du turbo. Castaing a également modernisé et rationalisé les méthodes de travail. Une modification technique n’était pas un problème en soi, au contraire, car il faut que le pilote se sente à l’aise, mais cette modification devait passer au préalable par le bureau d’études, être étudiée par des ingénieurs et dessinée sur plans. C’est en passant par une certaine modernité que l’on gagnait, chacun étant à son poste : le spécialiste du banc d’essai, les dessinateurs, ceux des calculs, les mécaniciens.
Pour en revenir aux débuts, à Silverstone en 1977, c’est vrai que les anglais nous accueillent avec circonspection et un peu goguenards. Les médias ont un peu exagéré les railleries autour et la légende de la théière jaune, car d’autres étaient curieux et sont venus discuter avec nous, comme Keith Duckworth, le père du V8 Cosworth. Son moteur était très judicieux, avec un débit d’huile réduit, une vraie compacité, un moteur porteur, car il avait compris avec Colin Chapman que la voiture, c’était un tout.
Au bout de la première saison 1977 de Formule 1, qui a été très laborieuse avec beaucoup de soucis de fiabilité, le directoire Renault est convaincu qu’il faut abandonner le turbo et que l’équipe technique a fait fausse route. Castaing n’en démord pas et insiste pour persévérer dans la technologie. Et finalement, entre les débuts compliqués et la première victoire, en 1979, il ne s’écoule même pas deux ans. C’est assez court, peu d’équipes sont arrivées en F1 et ont gagné dans un laps de temps si bref, qui plus est en faisant tout, châssis, moteur, sans oublier les nouveaux pneus à carcasse radiale avec Michelin. On s’était mis toutes les complications possibles avec tant d’innovations simultanées.
N.A : Les progrès étaient continus ?
Alain Marguet : Le tournant, c’est la victoire d’Alpine-Renault au Mans en 1978 car, à partir de là, toutes les ressources ensuite ont été mises sur la F1. Castaing a mis en place deux équipes, une pour le développement, une pour l’exploitation car les gens mobilisés sur la course n’avaient pas assez de temps pour cogiter sur les améliorations. Pour ma part, j’ai commencé dans l’équipe course puis après je suis passé dans l’équipe développement, ce qui était plus facile pour la vie de famille, je venais d’être père et l’engagement course, avec tous les déplacements, dévore beaucoup de temps. Dans cette équipe d’ingénieurs Renault, il y avait beaucoup de bons, très motivés, avec une moyenne d’âge jeune. Ils n’arrêtaient pas de travailler, sur les ressorts de soupapes, les arbres à came, etc. On a eu plein d’évolutions et on a été les pionniers dans de nombreuses avancées techniques, car les nombreux problèmes rencontrés au début nous ont poussé à trouver des solutions nouvelles. Les soupapes au sodium, les chemises en aluminium avec revêtement en nickel chrome, les soupapes pneumatiques – une idée de Jean-Pierre Boudy – l’allumage avec une bobine par cylindre, le double turbo, etc.
Ce qui nous a aussi fait faire un bond de performance, c’est la façon dont on régulait l’alimentation d’air, en la régulant en amont du compresseur, ce qui permettait de réduire le temps de réponse. Au niveau des turbos, nous avions travaillé d’abord avec Garrett, puis nous sommes passés au fournisseur allemand KKK qui proposait des turbos plus adaptés sauf qu’en 1983, on perd le championnat à Kyalami à la dernière course. C’était une course en altitude, nous espérions des turbos spéciaux mais nous n’avons pas pu être fournis par KKK, contrairement à Brabham qui était motorisé par BMW. Nous eûmes un « petit doute » dirons-nous sur ce partenariat, car nous étions déçus par KKK et nous sommes repassés avec Garrett en 1984. Ils nous ont fait des turbos sur mesure, plus légers, avec un alliage spécial qui permettait de faire des parois plus fines et donc de gagner du poids.
N.A : Et le turbo a fini par devenir la norme en F1
Alain Marguet : Oui, quand Renault a commencé à gagner, les regards ont changé. Ceux qui étaient contre le turbo ont cherché le moyen de s’en procurer. Brabham s’est tourné vers BMW, Ferrari a commencé dès 1980 à travailler dessus. Tout le monde y est venu, même ceux qui étaient les plus fervents détracteurs, à l’instar de Tyrrell qui a pris un Renault en 1985 ! Peu à peu, la règlementation s’est durcie à cause de l’accroissement des performances qui devenait fou. Par exemple, en qualifications, au temps de Senna et de Lotus (1985-1986), on utilisait des moteurs spéciaux et on enlevait même les « wastegate », c’est-à-dire une espèce de soupape qui régule la pression du turbo. Les moteurs duraient trois tours, il fallait s’appeler Senna pour bien les exploiter ! 1 tour pour chauffer, 1 tour pour faire un temps, 1 tour pour rentrer ! Après c’était mort. Alors même que les bancs d’essais n’étaient pas capables de le faire, on estimait que, sans les « wastegate« , on arrivait à des pressions de 5 bars et environ 1200 chevaux.