Alain Marguet
21/01/2025

Alain Marguet 2/2

Une vie après Renault

Alain Marguet était passé de Gordini à Renault. Un petit pas ou presque. Mais après Renault, son itinéraire le mènera dans plusieurs autres écuries françaises ou italiennes. Il s’en est même fallu de peu qu’il accompagnât le moteur Lamborghini chez McLaren !

Nicolas Anderbegani

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N.A : Qu’avez-vous fait après Renault ?

Alain Marguet : Quand Renault arrête la F1 comme équipe constructeur en 1985, j’ai encore fait une saison en 1986 avec Ligier qui était motorisé par Renault, puis ensuite j’ai choisi de quitter définitivement le losange, qui de toute façon a cessé son programme moteur F1 à l’issue de la saison 1986. Je m’entendais très bien avec tout le monde, mais après 22 ans de maison, j’avais envie de changement, de nouvelles aventures. Je savais qu’une cellule de veille allait être maintenue en vue du retour des moteurs atmosphériques, mais rien n’était encore sûr, quant à travailler sur les programmes turbo de voitures de route, comme la R25, cela ne m’intéressait pas trop. J’ai ensuite travaillé avec Heini Mader, le célèbre préparateur suisse qui s’occupait des moteurs Cosworth pour un certain nombre d’écuries clientes. En 1987, j’ai été contacté par Lamborghini, qui voulait créer un département moteur F1. Ils avaient embauché Mauro Forghieri comme directeur Technique qui venait de quitter Maranello. Je suis parti travailler en Italie pendant 6 ans, ce qui fut une superbe expérience. En fait, je me suis installé près de Monaco, à la Turbie, car c’était assez compliqué pour l’organisation familiale, les écoles, sur place en Italie. Donc on m’a conseillé de m’installer près de la frontière, avec l’aéroport de Nice à proximité pour les déplacements lointains. Lamborghini se chargeait de me prendre un appartement en semaine à Modène pour le travail et je revenais pour les weekends à la Turbie.07

Heini Mader © DR

N.A : Cette expérience italienne, qu’en retenez-vous ?

Alain Marguet : Evidemment, on y mange bien ! (Rires). Puisque Lamborghini à cette époque avait été racheté par Chrysler, j’y ait retrouvé mon ami François Castaing qui était devenu vice-président de Chrysler lors de sa belle carrière américaine. Le but était donc de créer un moteur de F1, V12, dans la philosophie de ce qu’avait fait Ferrari avec Forghieri, qui avait emmené avec lui plusieurs ingénieurs de Maranello.

Mauro Forghieri et le moteur Lamborghini F1 © DR

J’ai été surpris mais au début nous avons rencontré beaucoup de problèmes techniques. Forghieri a finalement été évincé par Chrysler, après l’échec de la monoplace 291, et a été remplacé par un directeur venu de Detroit, Mike Royce A partir de 1992, le moteur a beaucoup progressé, grâce à l’apport de ces nouvelles têtes et aussi à la motivation de l’équipe Lamborghini. On l’a abaissé, on a changé le système de lubrification, il a gagné en puissance et en fiabilité. On a fourni Lotus Ligier, Larrousse, Minardi pendant toutes ces années, et même une demande de McLaren.

Lamborghini 291 F1 003 -1991 © DR

En effet, Lamborghini aurait pu motoriser McLaren en 1994. (Après le retrait de Honda fin 92, McLaren a effectué la saison 93 avec un Ford V8 client, moins évolué que celui, « usine », de Benetton. Ron Dennis savait qu’il lui fallait un super moteur pour garder Ayrton Senna qui lorgnait déjà vers Williams. Il n’a pas réussi à obtenir le V10 Renault).

Alain Marguet : Le but de Dennis, c’était de garder Senna, qui voulait partir chez Williams, et il savait que pour convaincre le brésilien, il fallait lui fournir une super voiture avec une super motorisation. Les essais étaient secrets entre McLaren et Lamborghini. Je suis resté 15 jours avec eux, nous n’étions que deux de Lamborghini, le chef mécanicien et moi et je rendais compte tous les jours à Daniel Audetto, le directeur sportif de Lamborghini. A Woking, la base de McLaren, l’installation et l’adaptation du V12 Lamborghini sur une MP4/8 a pris une dizaine de jours, et j’ai eu l’opportunité de voir comment travaillait McLaren, dont l’organisation était impressionnante. Deux voitures ont été préparées pour Hakkinen et Senna, afin de réaliser des essais dans un premier temps sur le circuit de Pembrey, en Ecosse. Les chronos étaient meilleurs qu’avec le V8 Ford, et pourtant nous étions un peu contrariés. C’était le début de la technologie « fly by wire », il n’y avait plus de câble d’accélérateur et les papillons d’admission du moteur allaient à une telle vitesse ! Comme c’est électronique, on pouvait changer la cinématique d’ouverture à notre guise, programmer les courbes, c’était extraordinaire ! Seul bémol, McLaren était équipé avec TAG Heuer pour la partie électronique alors que nous avions développé le V12 avec Bosch, or ils voulaient que nous passions à TAG pour leurs programmations électroniques. La mise au point n’était pas parfaitement aboutie, on perdait de la puissance à haut régime car le V12 ratatouillait un peu. Nous savions que nous avions encore des marges de progression dans ce domaine ainsi que dans l’adaptation du bloc au châssis. Par la suite, une autre séance d’essais fructueuse s’est déroulée à Estoril. Les chronos étaient secrets, mais ça tournait mieux qu’avec le Ford aussi. Dans certains secteurs, nous étions plutôt devant. Les négociations se sont précisées alors entre la direction Chrysler et Dennis.

Alain Marguet
Ayrton Senna – McLaren MP4/8 Lamborghini 1993 © Norio Koike

N.A : Pourquoi cela ne s’est pas fait ?

Alain Marguet : Les exigences financières de Ron Dennis étaient trop fortes pour le directoire. Il voulait la gratuité des moteurs et plus que cela, mais Castaing a dit non. Ron Dennis s’est rabattu sur Peugeot, il s’en est bien servi pour les mettre dehors au bout d’un an et se rabattre sur Mercedes. Pour Lamborghini, l’échec des négociations avec McLaren a signé l’arrêt de mort du programme, d’autant que la marque battait de l’aile financièrement et Chrysler a rapidement revendu.

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N.A : Que ce soit au temps de Lotus-Renault ou des essais McLaren-Lamborghini, vous avez eu l’occasion de côtoyer Senna.

Alain Marguet : Je raconte souvent cette anecdote : à Montréal en 1986, peu après la course, je suis dans un petit groupe qui se dirige vers le parking pour retourner à nos véhicules. A l’époque, je suis chez Ligier mais évidemment on fréquente et on discute pas mal avec les autres ingénieurs qui travaillent dans le giron de Renault. Avec moi se trouvent Bernard Dudot, Gérard Ducarouge (directeur technique de Lotus), l’ingénieur Renault affecté à Lotus et Ayrton Senna. Je revois encore « Magic » raconter en détail sa course. « A tel tour, dans tel virage, j’étais en 4ème vitesse, à 8200 tours ; il y avait un peu un temps de réponse, ça ratatouillait ; j’étais au ¾ de la pédale, etc. » Il racontait ça dans les moindres détails, avec les données exactes en tête, comme si ça venait de se passer trente secondes plus tôt, alors que la course était terminée depuis près de 2 heures et qu’il avait 60 tours de courses dans les jambes. Il était d’une précision diabolique, avec une télémétrie dans la tête, alors je l’écoutais religieusement. Je n’en revenais pas, de la manière dont il arrivait à emmagasiner ces infos.

En qualifications aussi, il devenait un autre homme, il se coupait de tout dans sa voiture, faisait le vide. Quand il partait, on était sûr qu’il allait performer, il avait un côté vraiment phénoménal. A Estoril aussi, pour les essais avec Lamborghini, il était plutôt positif, ouvert aux discussions, mais ce n’était pas le genre à sauter de joie à deux pieds. Comme tous les grands champions, ce sont « des têtes de lard », mais c’est indispensable pour vaincre. Quand vous avez un tempérament de gagneur, il n’y a pas de place pour les gentils. C’est comme pour Prost, quand ils s’arrêtaient aux stands, c’était surtout pour parler de ce qui n’allait pas, ce sont des perfectionnistes. Une fois dans la voiture, plus de copains. J’ai connu d’autres pilotes très fins en pilotage, mais pas assez méchants pour réussir.

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N.A : Après Lamborghini, vous continuez encore un peu en F1 ?

Alain Marguet : Oui chez Larrousse. J’ai intégré l’équipe fin 93, puis la saison 1994 comme team-manager, mais en 1995, l’écurie a fait faillite. Le financement était très compliqué, l’écurie espérait des aides du gouvernement mais cela n’a pas suffi. Par la suite, des anciens de Lamborghini ont repris des actifs de Larrousse à la liquidation de l’équipe et m’ont sollicité pour m’occuper d’une nouvelle entreprise d’engineering compétition qu’ils souhaitaient constituer. Pendant six ans, j’ai dirigé cette boîte qui avait un bel équipement pour les matériaux composites, on fournissait en pièces d’autres équipes ainsi que Oreca qui était basé à seulement quelques centaines de mètres de chez nous, à Signes. Cependant, au fil du temps, je m’occupais davantage de gestion de personnel et de comptabilité et j’ai fini par intégrer Oreca pour renouer avec mes vrais centres d’intérêts. J’y suis resté dix ans, dans une très belle entreprise, avec Hugues de Chaunac qui est un sacré manager.

Alain Marguet
Larrousse Lamborghini 1993 © DR

N.A : Les moments les plus difficiles ?

Alain Marguet : Vous savez, j’étais présent à Zolder en 1982, lors du décès de Gilles Villeneuve. En 1986 aussi, j’étais là quand De Angelis s’est tué en essais privés au Paul Ricard. A Imola forcément, en 1994, je l’ai vécu de près aussi. Ce sont de sales moments, car ce sont des gens que nous connaissons bien, on se croise dans les paddocks, même sans être des amis intimes. Pour Senna, c’était très pesant. La course est repartie mais dans la pitlane, dans les stands, on a su rapidement la vérité, tout le monde était abattu. C’était funeste.

N.A : Quel regard vous portez sur la F1 actuelle ?

Alain Marguet : Alors, je n’ai pas un regard critique. Beaucoup de gens disent « c’était mieux avant », mais c’était différent, c’est tout. Il faut vivre avec son temps. Certes, il y a beaucoup d’électronique, ce power unit hybride sophistiqué, etc. Lors des derniers grands prix de France, j’ai eu l’opportunité d’aller dans des stands pour voir de près. Déjà, c’est difficile de rentrer dans les box, mais on peut admirer la qualité du matériel. Prenez ne serait-ce que pour changer les roues ! Ils ont des caméras, le préposé au changement d’une roue actionne sur son pistolet un bouton quand il a terminé et celui qui maintient la voiture en l’air dispose de quatre feux qui lui indiquent quand les quatre roues sont changées. C’est d’un niveau de recherche incroyable.  Chaque pièce, de l’écrou au pistolet, est d’une technicité absolue. Mais si vous remontez au temps où les gars changeaient les écrous de roues à coup de marteaux, celui qui faisait ça en moins de 30 ou 40 secondes, je ne sais pas, devait être très fier de lui ! Chaque époque a ses particularités, et c’est aussi pour cela que vouloir comparez Prost à Fangio, Verstappen à Senna n’a aucun sens.

N.A : Vous qui avez été au cœur de l’aventure Renault F1, quel regard portez-vous sur la fin du moteur Renault en F1 acté par Alpine ?

Alain Marguet : J’ai quitté Renault Sport il y a fort longtemps et arrêté la F1 depuis un bon moment aussi. Je suis donc devenu un « spectateur lambda », n’étant plus dans les coulisses depuis un certain temps et je ne connais plus personne au sein de Renault, mais ce qui se passe me désole évidemment. Quand Luca de Meo a rebaptisé Renault Sport en Alpine en 2021, on aurait pu croire que cela allait redonner une impulsion forte au sport automobile français et une grande image à la marque. L’important n’était pas le nom, car Alpine et Renault ont en commun un grand passé de victoires. Puis, des résultats moyens voire mauvais, une instabilité inimaginable. Si vous prenez Bernard Dudot, il est resté chez Renault Sport F1 de 1977 jusqu’à 1997, qu’il y ait des victoires ou des échecs. Ce fut pareil pour Boudy, qui est parti un peu plus tôt chez Peugeot…moi, je suis resté 20 ans dans la maison. Les objectifs ont été sans cesse revus, et on sentait bien que les relations entre les deux entités, à Enstone et à Viry, n’étaient pas bonnes. Pour couronner le tout, on a eu enfin le retour d’un personnage intelligent mais souvent « border line » et qui fut même « out of line » à Singapour en 2008. Je n’en dirai pas plus) C’est un gars qui est capable de faire progresser l’écurie, un malin qui connait parfaitement le milieu de la F1, mais je ne comprends pas comment Renault a pu le faire revenir. A l’époque du crashgate, plusieurs gros sponsors ont quitté Renault à cause de cela, ce fut catastrophique pour l’image du losange.

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Alpine LMdH 2024 © DR

N.A : C’est aussi un choix économique, financier

Alain Marguet : C’est difficile à dire, mais en effet on ne peut pas le leur reprocher à 100%. Aujourd’hui, les résultats ne sont pas bons (en dépit des progrès aperçus en fin d’année, qui ont eu lieu après cet entretien), ça coûte cher et ça ternit l’image. On évolue ou alors on arrête tout ? Historiquement, au Mans, en 1969, ce fut une catastrophe, pour les châssis comme pour les moteurs. Renault/Alpine avait alors tout arrêté et ça n’avait repris qu’en 1973-1974 quand on avait développé le V6. Un constructeur met beaucoup d’argent et ne veut pas avoir l’air ridicule. Mais plus globalement, c’est le fonctionnement dans son ensemble de la structure qui fut insaisissable, avec une valse permanente des ingénieurs et des responsables.

N.A : Le moteur Renault est un bouc-émissaire idéal ?

Alain Marguet : Je ne sais pas quelle est la stratégie pour Alpine. Prenons l’exemple des prototypes du Mans : c’est un châssis Oreca, le moteur n’est pas fait directement à Viry car c’est conçu et assemblé par Mécachrome et la gestion est assurée par Signatech. Alpine n’est qu’un nom dans toute cette structure, tout est délégué. La double casse mécanique au Mans cette année interroge d’ailleurs.

Avant, les protos du Mans étaient faits à Dieppe et les moteurs à Viry.  A l’époque ou Alpine a gagné le Mans, on faisait des essais de 24h au Castellet, en poussant même à 28 heures. Admettons que nous utilisions trois moteurs pour ces essais. En revenant à Viry, les moteurs étaient démontés. On savait que pour les vilebrequins, si le traitement thermique au moment de la conception n’avait pas bien pris, il ne fallait que 300 à 400 kilomètres avant que cela ne commence à s’écailler. Si les vilebrequins ramenés des essais, avec 3000 bornes encaissés, passaient le cap, on savait alors qu’ils étaient indestructibles. On numérotait et kilométrait la pièce, qui était ensuite classée dans les stocks pour ensuite être installée dans les moteurs utilisés au Mans. Il pouvait toujours y avoir des défauts de fabrication dans les fonderies ou lors des traitements thermiques, ce qui nous obligeait à effectuer une sélection drastique des pièces.

En conclusion, on peut comprendre que les fans français soient déçus. C’était en somme la seule chose qui nous restait pour représenter la France en Formule 1. La place de la France était plus forte avant, c’est certain. Au tournant des années 70-80, on avait sept à huit bons pilotes, de Laffitte à Depailler, de Arnoux à Prost, qui étaient capables de gagner. On avait toujours deux voire trois écuries, avec Renault, Ligier, AGS Larrousse, Martini, selon les époques. Aujourd’hui, nous avons quelques bons jeunes mais une seule écurie, de moins en moins française, et Renault s’en va, alors que le V10, tout le monde rêvait de l’avoir dans les années 90 !

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