Regard sombre, verbe rare, costume impeccablement boutonné, éternelle cigarette nonchalamment tenue en main, tel pourrait s’écrire le portrait – forcément – superficiel d’Achille Varzi. Ce serait bien réducteur et amènerait à oublier l’essentiel : l’Italien fut un des plus grands pilotes des années trente, élégant et réfléchi. Mais une mauvaise rencontre avec une maîtresse dont on ne se débarrasse pas facilement ruina sa carrière, et transforma sa vie idéale en tragédie des temps modernes.
Pierre Ménard
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Allongé sur le lit de sa luxueuse chambre d’hôtel baignée par la douceur de cette paisible nuit tripolitaine de mai 1936, Achille Varzi ressasse amèrement les événements de la journée, et de ce foutu Grand Prix. Il bout encore de rage et souffle violemment la fumée de sa cigarette vers le plafond. Bon Dieu ! Feuereissen et Balbo les ont vraiment pris pour des truffes ! Il écrase nerveusement le mégot dans le cendrier… et pique bientôt dans le paquet sur la table de nuit une nouvelle tige qu’il allume de son beau briquet doré. Il faut se calmer, essayer de trouver le sommeil. Tu parles ! Achille ferme les yeux, mais un kaléidoscope d’images de furie et de poussière tourne inlassablement dans son esprit.
Deux Italiens pour un peuple
Il se revoit, jeune et fringant une quinzaine d’années auparavant en train de lutter sur sa moto Garelli 350 face à son rival, Nuvolari le petit énervé sur Bianchi. Ces deux-là n’ont cessé de se côtoyer sur les pistes d’Italie, puis d’Europe, durant pratiquement deux décennies, se disputant le droit d’être le pilote italien le plus valeureux et le plus populaire. Ils furent tous deux champions de la Péninsule, que ce soit sur deux ou quatre roues, et Varzi acceptait mal le fait que son compatriote mantouan (lui, était de Galliate, non loin de Milan) recueillît en priorité les faveurs du grand public : il était invariablement fringué comme l’as de pique, un peu hirsute et pas toujours bien rasé, alors qu’Achille soignait minutieusement son apparence dans une élégance vestimentaire toute latine, associée à une certaine beauté froide qui faisait chavirer le cœur des belles de stands.
Pour les Italiens amateurs de spectacle flamboyant, le pilote piémontais au style certes impeccable et réfléchi n’atteignait pas les sommets de celui qui était désormais chanté par le célèbre poète d’Annunzio : Tazio Nuvolari pilotait toujours sur le fil du rasoir, semblant prêt à se casser la figure à tout bout de champ mais évitant la catastrophe au dernier moment grâce à la plus grande des maestrias, pour l’intense bonheur des foules massées au bord des pistes et des routes. De plus, il avait joué quelques tours pendables à son ténébreux adversaire, comme lors de ces Mille Milles 1930 où il roula tous feux éteints au petit matin pour surprendre un Varzi estomaqué qui pensait avoir course gagnée et ne se méfiait plus. En un mot, Nuvolari en donnait pour leur argent aux spectateurs là où Varzi se « contentait » de faire admirer la finesse de son pilotage. D’où une certaine rancœur éprouvée de la part du Piémontais à l’égard de celui qu’il considérait malgré tout comme un as du volant.
La déception des anneaux
Au fil de ces années trente, la rivalité des deux hommes ne se limita plus au territoire national : un championnat d’Europe des pilotes avait été créé en 1935, offrant aux plus valeureux et talentueux conducteurs l’occasion de briller au firmament. Las ! Face à l’arrivée des monstrueuses Mercedes et Auto Union allemandes, les « pauvres » monoplaces italiennes Alfa Romeo et Maserati furent complètement dépassées techniquement. Varzi, qui pilotait à ce moment une Bugatti française – pas meilleure que ses consœurs transalpines, eut la lucidité de saisir en premier toute l’étendue du problème et réussit à se faire engager chez Auto Union à l’orée de la saison 1935.
Plus que Mercedes, Auto Union désirait pratiquer une politique d’internationalité des pilotes. Plus jeune de douze ans que Tazio, Achille put également faire valoir aux dirigeants de l’écurie teutonne ses sept victoires acquises lors de cette année 1934, dans l’espoir d’être l’élu aux côtés du pilote vedette Hans Stuck et d’Hermann zu Leiningen. Il s’entendit par ailleurs avec le premier pour mettre en place un lobbying discret, mais efficace, auprès de leur direction afin d’écarter définitivement une arrivée probable du Mantouan au volant d’une monoplace frappée des quatre anneaux, arrivée que les deux comploteurs pressentaient désastreuse pour la sérénité de leur parcours chez Auto Union.
Résigné, Nuvolari dut continuer en 1935 à lutter à armes inégales sur son Alfa Romeo P3 de la Scuderia Ferrari alors que Varzi intégrait l’une des deux écuries incontournables dans la marche triomphale vers le titre européen en fin de saison. Sa satisfaction initiale dut pourtant laisser progressivement place à une morne désillusion : si elles étaient naturellement supérieures à leurs rivales italiennes, les Auto Union Type B ne pouvaient rivaliser à la régulière avec les Mercedes W25 et la couronne revint sans surprise au grand Rudi Caracciola. Varzi n’avait pas démérité, obtenant deux victoires, soit autant que Nuvolari. Mais le « petit énervé » pilotait une monoplace notoirement moins performante que l’Auto Union. Et surtout il avait enlevé un Grand Prix d’Allemagne épique sur le plus majestueux des circuits au nez à la barbe de ses adversaires bien mieux équipés, polissant un peu plus ce jour-là le lustre de sa gloire éternelle.
Magnétique Ilse
En repensant à cette saison décevante sur le plan sportif, Achille ne peut toutefois pas éluder le fait que de l’autre côté des stands, l’aventure avait été bien plus palpitante. La belle, l’envoûtante Ilse lui avait d’un coup fait oublier toutes ces filles désœuvrées qui traînaient régulièrement à ses bras. D’accord, il y avait eu Norma Colombo, une pimpante Italienne qui semblait avoir mis le grappin sur le célibataire le plus endurci du paddock. Mais elle n’avait pas réussi à produire l’effet magnétique que le ténébreux pilote éprouva à la vue de cette blonde Allemande qui laissait pourtant augurer d’une histoire quelque peu compliquée : elle était, ni plus, ni moins, l’épouse de son (très) jeune coéquipier Paul Pietsch. Varzi eut beau tenter de réfréner ses impulsions, l’amour ne se commandait pas. Les deux amants se virent en catimini puis, de plus en plus certains que leur chemin ne pouvait être que commun, ils décidèrent de ne plus se cacher. Ilse divorça du pauvre Paul qui, fataliste, confia bien des années plus tard : « J’étais trop jeune et Ilse était trop belle » (1).
La saison 1936 s’annonçait excitante. Même si des tensions politiques entre le gouvernement italien fasciste et la Société Des Nations envenimaient les débats et provoquaient des boycotts de Grands Prix en représailles des rétorsions économiques infligées par la vertueuse organisation internationale à l’encontre de la politique expansionniste de Mussolini. Et puis Ilse partageait désormais la vie d’Achille. A cette pensée, mais aussi à ce qui s’était passé quelques heures auparavant entre eux, le pilote est assailli par un doute immense. Il regarde d’un air un peu soupçonneux l’énième cigarette qu’il sort du paquet, mais l’allume quand même.
Il sort sur le balcon contempler le ciel d’encre constellé de millions d’étoiles sur lequel se découpent les silhouettes sombres des grands palmiers et touffus frangipaniers abritant le jardin du grand hôtel. Quel somptueux décor pour une représentation aussi merdique ! se dit-il en agrippant la rambarde du balcon et en basculant brutalement vers le sol sa tête qui libère ses longs cheveux d’ordinaire si impeccablement peignés et gominés. Le bruit des moteurs se met alors à douloureusement résonner dans son crâne.
(À suivre)
(1) Racing the silver arrows – Chris Nixon (ospreys Ed.)