Buenos Aires 1970
13 janvier 2020

1970, Année du renouveau

Autódromo Municipal de Buenos Aires, le 11 janvier 1970

Camino del trabajo, barrio del Retiro, quartier portuaire de Buenos Aires, enchevêtrement de baraques en torchis et contreplaqué, inextricable lacis de fils électriques tenant lieu de ciel et au numéro 15 vivent la señora Ramel et Oscar son fils de 14 ans.

6 heures du matin. Famélique, un tee-shirt déchiré marqué BERTA POR SIEMPRE, Oscar sort sa Flandria Record sous licence argentine de l’assemblage approximatif de carton qui lui sert de garage, la conduit dans la rue endormie, l’enfourche et allume, alors seulement pour ne pas réveiller sa mère, le tonnerre à la poussette. Sa mère peut-être pas mais la moitié du barrio, oui.

Aplati sur la selle telle une limande au fond d’un casier de pêcheur, Oscar enquille Padre Carlos Mugica au guidon de la Flandria repeinte en jaune et bleu, les couleurs nationales, un gros sticker YPF collé sur le saute-vent, slalome entre de rares taxis jaunes et noirs et s’inscrit en un angle impressionnant sur San Martin, un gauche immense qui s’arrondit à l’angle nord-ouest de la plaza San Martin. Ça passe à fond.
La Flandria surgonflée tire du sommeil le Sheraton Hotel, gotha international rattrapé par un hurlement tiers mondiste.

Oscar a vingt bornes à avaler dans la cité tentaculaire pour gagner l’Autódromo Municipal. Il a rendez-vous avec son oncle Gomez Quimo qui tient le stand Automundo. Il doit lui donner la main pour le monter avant l’ouverture de la billetterie à 8 heures.

Sa vie de tuerca a changé, vendredi. Son univers a basculé au moment où un gringo à lunettes et cheveux longs a mis en route le moteur de la voiture française numéro 10, la Matra. Il n’aurait jamais imaginé qu’un moteur de course emporte aussi loin, produise une telle musique. Il n’a qu’une hâte, l’entendre de nouveau, toujours.

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Un homme n’a pas trouvé le sommeil au 12e étage du Sheraton. La touffeur lourde de l’été austral l’a attiré à la fenêtre d’où il s’abîme dans les lointains de la grande métropole porteña. Il y est chez lui depuis que la presse l’a surnommé El Ganador après sa temporada écrasante il y a trois ans.

Les soucis barrent son front étroit. Ces 1000 km se présentent mal. Putain, 9e temps aux essais, à 5 secondes de la 917 de Redman/Piper. Humilié en plus, le comble, par cette nouvelle caisse locale, la Berta LR, 3e chrono !
Et Pesca qui tient pas la forme, connaît pas le circuit, et les nouveaux GoodYear bloqués en douane, et la grand-mère 630/650 trop lourde de 100 kg par rapport aux 908, et les nouvelles Alfa 33-3, vraiment très vites.
Enfin le seul point positif est le fait que Le Guezec achève son contrat à l’issue des 200 Miles, dimanche en huit. Enfin…

Il suit, déjà haut dans le ciel rosi par le soleil levant, un 707 qui a décollé d’Ezeiza et file vers l’Europe. Pensée fugace envers Jacqueline, bientôt deux ans de mariage, lui rapporter un petit cadeau. Un cuir de Cordoba par exemple.

Il se détend en apercevant en bas une mobylette prenant un angle insensé autour du parterre public dans un vacarme qui doit vriller les tympans de toute la ville. Sourire complice. Un môme qui le renvoie à sa propre enfance quand il faisait le con autour du kiosque d’Orly. Il se demande si le môme va au circuit. Si tôt ?
Il est 7 h 30 et Jean-Pierre Beltoise est à cran.

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Torses nus, Oscar Ramel et son oncle Gomez Quimo terminent le montage du stand Automundo, le grand hebdo argentin de course automobile. Le public s’y agglutine depuis une heure.

Cuanto cuesta ? 80 pesos ! hurle Gomez en tendant à des centaines de pognes affamées de bruit et de fureur un canard de mauvais papier à la couverture marquée EXPECTATIVA DE TEMPORADA. On y voit évidemment l’auto qui a motivé 200 000 porteños à s’amasser autour de l’autodrome chauffé à blanc, la Berta LR, 3e temps aux essais !!!

Profitant de l’inattention de son oncle, Oscar s’est esquivé vers le paddock, s’est glissé sous le grillage, s’est planté devant la Matra qui l’électrise depuis deux jours. Deux gros YPF de part et d’autre du numéro 10 la rapprochent de sa Flandria.

Dominique Codréanu et Jean Guiard s’activent, demandent à une espèce de gamin des barrios de leur faire de l’air. Guy Prat branche une batterie à roulette derrière le bloc-moteur. Lionel Hublet active le démarreur. Une onde de gaz s’engouffre dans les échappements retaillés en 6 en 3, spécialement accordés pour vibrer comme de grandes orgues.

Quelque chose se passe alors, qui s’est jamais encore produit en Amérique du Sud : le V12 Matra hoquète, s’ébroue, se réveille, prend vie. Lionel Hublet module à l’aide d’une clé l’ouverture des guillotines d’admission, envoyant dans l’atmosphère un concert que Louis Vierne ou Charles-Marie Widor eussent pu transcrire pour orgue.

Le regard de Lionel croise en un intense moment de connivence l’oeil sauvage, primitif d’un gosse malingre, tout en nerf, qui vibre à l’unisson. De tels moments, Yoyo se souvient 50 ans après.

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JPB a pris le départ. Au bout d’une heure de course il a remonté les huit autos devant lui sur la grille. De grand-mère, 630/650-02 est transformée en jeune vierge. Les nouveaux GoodYear la scotchent sur le tarmac. Un calage aéro trouvé ce matin la rend rapide comme le vent.

JPB est en tête, robot de chair surchauffée sans rien d’humain sinon la sueur qui fait de sa Nomex une étuve ruisselante. Réflexes affûtés à la milliseconde et au quart de millimètre.

Rattrapée, la vieille GT 40 de Forester/Martin lâche son huile dans la grande courbe au fond du circuit. La Matra est à 230 km/h. Le pilote la balance dans un invraisemblable tête à queue qui soulève un nuage de poussière d’un amplitude de 200 mètres, l’immobilise et repart, la rage au coeur.
Pesca relaie ensuite JPB. Pas longtemps car le grand Henri n’est pas grand aujourd’hui, en méforme.

El Ganador gagnera cette course fantastique, l’une des plus belles et des moins connues de sa carrière.

En état d’épuisement complet après avoir conduit 80% du temps, soit près de 750 km, il est cueilli à froid (sic) par un radio reporter qui lui colle un micro sous le nez à peine descendu de voiture. JP lui flanque son gobelet de Coca au visage.

Le geste n’a pas échappé à Alberto del Priore qui en fera des tartines dans la livraison suivante d’Automundo que dévore Oscar, allongé sur le dos et sur la selle de sa Flandria.

Camino del trabajo 15. Midi. Sa mère l’appelle. – – Oscar, el almuerzo está listo, ven a comer !
– Ah! Mamá… Qué héroe está Beltoise !
– Quien es Beltoise, Oscar ?

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