En cette fin des années 60 Mario Andretti est le pilote-vedette aux Etats-Unis. En quelques années d’une fulgurante ascension, le fils d’immigré italien qui rêvait d’égaler Ascari et Villoresi est devenu l’une des références de la course américaine. Il se révèle en 1965, en raflant non seulement la troisième place et le trophée du meilleur débutant (rookie of the year) dès sa première participation à Indy, mais aussi en s’adjugeant le titre national USAC, à seulement 25 ans. Titre qu’il conserve en 1966 avant d’être deux fois vice-champion en 67 et 68, tout en accumulant rien moins que 21 victoires en quatre ans, surpassant ainsi nettement le grand AJ Foyt qui était jusqu’alors LE roi incontesté de la monoplace aux USA.
Olivier Favre
Les années en « 9 » nous ont aussi inspiré
- 1929 3e record du monde pour Henry Segrave
- 1939 GP de Belgrade
- 1949 36e GP de l’ACF au Comminges
- 1959 L’autre sacre de Stirling Moss
- 1969 L’exception Andretti à Indy
- 1979 Bjorn Waldegard
- 1989 Ferrari 640, la boîte surprise
- 1999
- 2009
Le jeune Mario se révèle en outre très polyvalent : non content d’être aussi à l’aise sur les pistes en cendrée que sur le bitume, sur les circuits routiers comme sur les ovales, il s’offre aussi des escapades fructueuses en stock-car (victoire aux 500 Miles de Daytona 67) et en endurance (premier aux 12 h de Sebring 67). Et il se permet de signer la pole pour son premier Grand Prix F1, à Watkins Glen en 1968 ! Mais Mario échangerait volontiers toutes ces performances contre un succès à Indy. Las ! Les 500 Miles, le Graal ultime pour tout pilote yankee, se refusent obstinément à lui. Après sa percée de 1965, il y a signé deux poles successives en 1966 et 67, mais n’y a connu que des déboires en course, cassant même son moteur dès le premier tour en 68.
Exit Lotus
Et l’édition 69 ne semble pas devoir déroger à la règle. Ayant commencé l’année en perdant le soutien financier de Firestone, il vend son écurie à Andy Granatelli, le boss de STP. L’homme à la malchance légendaire à Indy, où il court après la victoire depuis plus de 20 ans, celui qui vient de perdre les deux dernières éditions dans les tout derniers tours avec ses voitures révolutionnaires à turbine et 4 roues motrices, la Paxton Turbocar et la Lotus 56. Il y a mieux comme auspices, ne dit-on pas jamais deux sans trois ?
Et le ciel semble s’assombrir encore quand, au début du printemps, Mario prend en mains la nouvelle création de Colin Chapman qu’il doit conduire à Indy à l’instar de Graham Hill et Jochen Rindt : cette 64 Turbo à 4 roues motrices lui apparaît alors comme « un veau de première grandeur »(1). Mais, Chapman ayant remis l’ouvrage sur le métier, elle paraît transfigurée en mai, au point d’être en lice pour la pole. Elle n’est pas spécialement rapide en ligne droite, mais elle compense largement dans les virages. Tout en suscitant chez les mécanos de sérieux doutes quant à la solidité des moyeux de roues. Doutes hélas confirmés quand le 21 mai, lors de l’une des nombreuses séances d’essais qui précèdent la course, Andretti part s’écraser contre le mur extérieur du virage 4, suite à la rupture du moyeu de la roue arrière droite. Le pilote réussit à sortir de sa voiture en feu avec juste quelques brûlures au visage mais, échaudé par l’expérience, décide d’en rester là avec Lotus (2).
On ressort le faucon
Il se rabat donc sur sa Hawk avec laquelle il a débuté la saison en attendant que la Lotus soit prête. Avec cette voiture à moteur Ford turbo inspirée à la fois des Lotus (pour la coque) et des Brabham (pour les suspensions), il ne perd pas vraiment au change : il partira de la 2e place sur la grille, entre AJ Foyt le poleman et Bobby Unser, le vainqueur de l’année précédente et tenant du titre USAC. Une première ligne royale ! Pourtant Mario est soucieux quant à l’endurance de son moteur : ayant constaté qu’il chauffait, il a monté un radiateur d’eau supplémentaire quelques jours avant la course. Mais Foyt a menacé l’équipe STP d’une réclamation sur ce point, car le règlement stipule que la voiture ne doit plus être modifiée après s’être qualifiée. Le radiateur est donc démonté. Mais, sans lui le moteur tiendra-t-il ?
Alors que les tribunes se remplissent de spectateurs que l’on fait patienter à grands coups de fanfares, majorettes et autres défilés de vedettes comme les Américains en ont le secret, sans doute Mario voit-il un bon présage dans la météo : le thermomètre affiche des valeurs plus raisonnables que les jours précédents. Voilà qui devrait aider son moteur à ne pas trop monter en température.
Une course presque tranquille
Peu avant midi, Tony Hulman prononce son traditionnel « Gentlemen, start your engines » et les voitures s’élancent pour deux tours de lancement. Puis la Camaro pace-car s’efface et Andretti prend la tête immédiatement. Il va la garder durant cinq tours, avant de se faire doubler par Foyt et Roger McCluskey. Ayant constaté que ses manomètres d’eau et d’huile flirtaient dangereusement avec la zone rouge, il décide de baisser son rythme d’un cran et d’opter pour une course d’attente en espérant que le sort fera le ménage dans ses adversaires. C’est exactement ce qu’il va se passer et au-delà même de ses espérances.
Successivement, ses plus dangereux adversaires, Foyt, McCluskey, Lloyd Ruby et Joe Leonard vont tous être ralentis ou stoppés, de sorte qu’Andretti aura un tour d’avance pratiquement dès la mi-course. Situation idéale car elle lui permet de ménager son moteur et de ne pas trop s’inquiéter d’une éventuelle surchauffe. Dès lors, comme il l’a raconté (1), les principaux dangers qui le guettent sont l’ennui et la faim, aiguisée par les odeurs de barbecue qui lui parviennent des bords de la piste.
Le baiser de l’ours
Enfin arrivent le dernier tour, le dernier virage et le drapeau à damier : il a gagné les 500 Miles ! En reléguant loin derrière Dan Gurney et Bobby Unser, qui seront les seuls autres pilotes à boucler les 200 tours. Après son tour d’honneur, la Hawk se dirige lentement vers Victory Lane, poursuivie par un homme qui attendait ce moment depuis très longtemps : fou de joie, Andy Granatelli se précipite sur son pilote et lui claque une bise mémorable qui entre dans la légende d’Indy (« … je tombai dans les bras d’un gros ours qui faillit me briser la cage thoracique (1)»).
Outre le gros chèque qu’elle lui rapporte, cette victoire permet à Mario de faire le plein de points au championnat. Sept autres succès s’y ajouteront et lui permettront de décrocher son troisième titre USAC en cinq ans. A 29 ans, Andretti est le roi de la course aux USA et personne ne doute alors qu’il détrônera un jour Louis Meyer, Wilbur Shaw, Mauri Rose et AJ Foyt, alors co-recordmen de victoires (3 chacun) à Indy.
La malédiction
Pourtant … Mario Andretti disputera encore 24 fois les 500 Miles jusqu’en 1994, mais jamais son visage ne sera sculpté une seconde fois sur le fameux Borg Warner Trophy. Il est pourtant déclaré vainqueur en 1981 au lendemain de la course, suite à la pénalité d’un tour infligée à Bobby Unser pour dépassements sous drapeaux jaunes. Mais Roger Penske fait appel et quatre mois plus tard la sanction est transformée en amende de 40 000 $ (3). En 1985 Mario se classe 2e derrière Danny Sullivan et en 1987 il domine de la tête et des épaules les essais et la course avant de casser son moteur à une vingtaine de tours de la fin. Au total il ne termine la course que 5 fois en 29 participations. Le mauvais œil de Mario à Indy était tellement proverbial que certains allaient jusqu’à en faire un sujet de paris pour le mois de mai : à quel tour Mario allait-il abandonner cette année ?
Mais le plus frappant est sans doute le caractère transgénérationnel de cette malédiction. Car elle semble s’être transmise à ses fils, Michael et Jeff, à son neveu John (le fils d’Aldo) et même à son petit-fils Marco (le fils de Michael). Depuis 1969, les Andretti ont tout connu à Indy, sauf la victoire. Michael et Jeff ont tous deux été nommés rookie of the year, comme leur père. En 16 participations, Michael est passé plusieurs fois tout près de la victoire et il détient aujourd’hui un triste record : celui du plus grand nombre de tours en tête sans aucune victoire à la clé. Jeff, lui, s’est brisé les deux jambes lors de l’édition 1992 suite à un violent contact avec le mur. John, le fils d’Aldo, n’y a connu quasiment que des déboires en 12 participations. Rien n’y a fait, même avec quatre Andretti au départ, comme en 1990, 91 et 92, aucun d’eux n’a plus jamais goûté aux délices de Victory Lane. Mais c’est encore Marco qui a connu la plus cruelle déception en perdant la première place dans la dernière ligne droite en 2006, pour sa première participation à 19 ans.
Nous sommes en 2019 et la famille Andretti totalise 73 participations à Indy, mais toujours une seule victoire vieille de bientôt 50 ans (4). Quel contraste avec la famille Unser qui a accumulé neuf victoires sur le brickyard en moins de 30 ans, de Bobby en 1968 à Al Junior en 1994 ! Mais qui y a aussi perdu Jerry, le frère de Bobby et Al, en 1959. Au moins la lignée de pilotes commencée avec Aldo et Mario est-elle toujours au complet. Et Marco sera probablement au départ le 26 mai prochain pour enfin vaincre la malédiction, pour que la victoire de son grand-père ne soit plus une exception pour la famille Andretti.
Le crash aux essais : https://www.youtube.com/watch?v=EJZovQF4yMM
Le résumé de la course : https://www.youtube.com/watch?v=4zsY3xz0-4w
Notes
(1) Dixit Mario lui-même dans son autobiographie « Des bolides et des hommes » – Solar – 1972
(2) Incapable de garantir à Hill et Rindt qu’ils ne connaîtraient pas la même mésaventure et dans l’impossibilité de faire usiner et acheminer de nouveaux moyeux dans les temps, Chapman déclara forfait et ne revint jamais à Indy.
(3) Mais Mario a gardé la bague traditionnellement offerte au vainqueur d’Indy et, comme il l’a dit lui-même malicieusement, il ne s’est pas privé de le rappeler à Bobby Unser à chaque fois qu’il l’a croisé depuis 1981 !
(4) Du moins en tant que pilotes. Depuis sa retraite en 2007, Michael Andretti s’est reconverti en patron d’écurie et ses pilotes ont remporté cinq fois les 500 Miles.