John Surtees - Enzo Ferrari
21 mars 2021

1966 : Surtees – Ferrari, la rupture

L’histoire que nous relatons ici est sans doute une des plus étranges, des plus obscures, des plus chargées de secret de l’histoire de la Formule 1. En général, les choses finissent par se savoir ; avec le temps, les langues se délient ; et ce qui paraissait chargé de mystère se dévoile soudain dans toute sa vérité, parfois avec la force de l’évidence. Rien de tel ici : les deux protagonistes, Enzo Ferrari et John Surtees, eurent quelque temps après leur séparation une explication définitive, en tête à tête. Ils décidèrent que rien ne serait dévoilé de leur conversation.

René Fiévet

Ainsi fut fait : ils emportèrent le secret de leur échange dans leurs tombes respectives. Un secret peut-être plus profond qu’il n’y paraît, puisqu’il n’est même pas certain qu’Enzo Ferrari ait dit toute la vérité à John Surtees. Il en va toujours ainsi avec Ferrari : vouloir entrer dans le secret de la Scuderia, c’est prendre le risque de s’engouffrer dans le labyrinthe des passions humaines.

Il faut donc essayer, dans la mesure du possible, de reconstituer l’histoire, lui donner un sens, et finalement comprendre. Car ce fut un coup de tonnerre dans le monde du sport automobile quand on apprit, en juin 1966, que John Surtees quittait Ferrari. Un événement incompréhensible, stupéfiant même : un des meilleurs pilotes du monde, au volant de la meilleure voiture, promis au titre de champion du monde, quittait brutalement la Scuderia au milieu de la saison. Qui plus est, la veille de la grande explication avec Ford aux 24 Heures du Mans : le principal atout de Ferrari pour contrer Ford quittait le champ de bataille avant même que celle-ci n’ait commencé.

La raison apparente, pour ne pas dire officielle : un désaccord avec Eugenio Dragoni, le directeur sportif. Le motif de ce désaccord ? Dragoni aurait décidé de faire prendre le départ de la course à Scarfiotti, qui n’était pas initialement prévu pour y participer, au lieu et place du premier pilote de l’écurie, John Surtees. Un véritable affront pour le pilote britannique, que celui-ci ne pouvait pas accepter sans réagir. Mais derrière une décision tellement invraisemblable, une provocation si manifeste, il y avait forcément des raisons plus profondes. Il faut donc essayer de les discerner.

Eugenio Dragoni

Mais par où commencer ? Par le commencement, peut-être. Entre John Surtees et Eugenio Dragoni, cela n’a jamais marché très fort. Et cela, dès le début. Nouvellement arrivé dans l’équipe Ferrari au début 1963, John Surtees, impatient de faire ses preuves, avait travaillé dur pour régler la nouvelle 250P pour sa première course à Sebring, le 23 mars. Toujours perfectionniste, il avait passé beaucoup de temps en Italie à installer le cockpit à son goût et à s’occuper d’une multitude de détails pour améliorer la voiture.

Toutefois, quand il arriva à Sebring, il constata que Dragoni avait attribué sa propre voiture à l’équipage Mairesse -Vaccarella, pour lui confier une autre voiture non encore testée. Furieux face à cet acte d’autorité de la part de Dragoni, mais néanmoins déterminé à l’emporter sur la voiture qui lui avait été assignée, il s’affaira dans l’urgence avec son coéquipier Scarfiotti pour adapter les réglages, et prit le départ avec une voiture encore imparfaite. Plus tard dans la course, le cockpit fut envahi par les gaz d’échappement, car le capot du moteur arrière n’était pas bien ajusté.

Surtees et Scarfiotti gagnèrent la course néanmoins, passablement intoxiqués par les fumées d’échappement mais heureux, avec un tour d’avance sur l’équipage Mairesse-Vaccarella. Toutefois, dès le retour de l’équipe en Italie, Eugenio Dragoni déclara (à tort) à la presse que le décompte des tours était erroné et que Surtees et Scarfiotti n’avaient en fait pas gagné la course ! Indigné, Surtees faillit claquer la porte de Ferrari après sa première course. Il ne le fit pas, mais au moins il était averti : il savait où se trouvait le problème dans l’équipe (1).

Forghieri - Surtees - Dragoni
Mauro Forghieri, John Surtees et Eugenio Dragoni, les trois hommes clés de la Scuderia Ferrari entre 1963 et 1966 (source : formulapassion.it)

Il est vrai que Dragoni (1909-1974), tout comme Surtees, était un homme au caractère bien trempé. Issu d’une famille riche qui avait prospéré dans l’industrie du parfum, il était animé par la passion du sport automobile puisqu’il avait dirigé pendant de longues années une écurie automobile, la Scuderia Sant ‘Ambroeus. Cette écurie, qui avait notamment pour objet de faciliter la promotion de pilotes italiens au plus haut niveau du sport automobile, avait connu son heure de gloire quand elle avait fait gagner Giancarlo Baghetti à Reims en 1961, pour le premier GP de sa carrière.

Lorenzo Bandini était aussi un des protégés de Dragoni. Ami de longue date d’Enzo Ferrari, proche également de la famille Agnelli, Dragoni était un homme d’expérience, très bon organisateur, qui avait apporté à l’écurie Ferrari qu’il avait rejointe en 1962 un niveau de professionnalisme qui lui manquait jusqu’alors. Homme de caractère, il n’hésitait pas à marquer son désaccord avec Enzo Ferrari quand il le jugeait nécessaire, ce qui n’était pas le cas de tout le monde, loin s’en faut. Son seul défaut apparent était la relation difficile qu’il entretenait avec ses pilotes, surtout quand ils n’étaient pas italiens. Cela avait été le cas avec Phil Hill en 1962. Surtees en avait pris son parti : « j’ai essayé de travailler avec Dragoni, car il faisait partie de l’équipe », nous dit-il (oubliant toutefois de préciser que c’est Dragoni qui dirigeait l’équipe). Mais la relation ne fut jamais harmonieuse entre les deux hommes.

Incompatibilité d’humeur ou pas, la dynamique de la victoire reprit néanmoins le dessus : l’association Surtees, Forghieri, Dragoni va finalement conduire au succès, et au titre de champion du Monde des conducteurs en 1964 pour le pilote britannique. Quelles que soient les relations tendues entre les deux hommes, tout le monde a pu voir Dragoni au GP du Mexique, lors du dernier passage devant les stands, agitant frénétiquement le panneau intimant l’ordre à Bandini de laisser passer Surtees pour assurer à ce dernier le titre de champion de monde (2). Mais l’année 1965 fut moins heureuse, et les tensions persistèrent entre les deux hommes, sans toutefois déboucher sur un conflit ouvert. Quand les choses commencèrent-elles à basculer ? On peut citer une date : l’accident de Surtees à Mosport en septembre 1965.

GP du Mexique 1964
Tout ne fut pas négatif dans la relation entre Surtees et Dragoni. On voit ici Dragoni lever les bras au ciel à l’arrivée du GP du Mexique 1964, après avoir ordonné à Bandini de laisser passer Surtees dans le dernier tour pour lui assurer le titre de champion du monde (au premier plan, Forghieri). Bien des années plus tard, Surtees, submergé par son ressentiment à l’égard de Dragoni, contestera cette version des faits. (source : La grande encyclopédie de la Formule 1, Pierre Ménard, Chronosports, 1999)

Surtees, Lola T70, crash et retour

Les liens étroits entre Surtees et Eric Broadley étaient connus, et finalement acceptés par Enzo Ferrari qui autorisait son premier pilote à conduire pour le constructeur britannique quand le calendrier le permettait. Eugenio Dragoni ne cachait pas son mécontentement face à cet état de de fait, qui amenait notamment Surtees à participer à des courses nord-américaines sur la Lola T70. A Mosport, suite à une rupture mécanique, la Lola sortit de la route et Surtees fut gravement blessé, échappant de peu à la mort. On savait que sa convalescence serait lente, sans qu’il soit possible de prédire s’il retrouverait tous ses moyens. Une catastrophe pour l’équipe Ferrari.

Quand Surtees était revenu une première fois à Maranello en janvier 1966, accompagné par sa femme Patricia, son état physique avait très défavorablement impressionné. Il se déplaçait difficilement avec des béquilles, son teint était livide, il portait le masque de la souffrance. Puis Surtees était reparti en Angleterre continuer sa convalescence. Après son départ, les langues se délièrent à Maranello et la convalescence dura suffisamment longtemps pour que les esprits se mettent à travailler. La question se posait : reverrait-on un jour Il Grande Surtees ? Peut-être Dragoni pensa-t-il que Surtees ne reviendrait jamais à son niveau ; et que l’heure était venue de promouvoir un pilote italien. Quant à l’anglais Mike Parkes, peut-être espérait-il secrètement que le retrait – provisoire ou non – de Surtees lui ouvrirait la porte d’un volant en Formule 1

Mais ce n’est pas un homme diminué qui revint au début avril 1966 à Maranello, apparemment totalement rétabli, parfaitement ingambe, et avec un moral d’acier. Pour bien montrer que son accident de Mosport n’était plus qu’un mauvais souvenir, il posa devant les photographes, prenant son coéquipier Bandini dans ses bras comme un jeune marié faisant franchir à sa belle le seuil de l’appartement nuptial.

John Surtees
Sur cette photo, prise en avril 1966 à Modène, John Surtees fournit aux journalistes la démonstration qu’il est parfaitement remis de son terrible accident de Mosport en octobre 1965 (source : magazine L’Automobile, mai 1966)

Et tout de suite, Surtees entendit imprimer sa marque sur le cours des choses, et pas seulement au volant d’une voiture. Son retour fut tonitruant pour les 1000 Km de Monza (25 avril 1966). En son absence, la 330 P3 avait été réglée par Mike Parkes, en concertation avec Forghieri. Immédiatement, Surtees réfuta les réglages, avec cette violence et cette absence de nuance qui le caractérisait : rien n’allait, la voiture survirait, l’aérodynamisme était défectueux. Il fallait tout changer. Forghieri et Parkes furent obligés de s’exécuter (3). Et finalement, Surtees, associé à Parkes, remporta la victoire, après avoir pris la tête dès le départ, et effectué une magnifique démonstration sous la pluie, avec une voiture dont les essuies glace avaient cessé de fonctionner.

Mais pour Forghieri et Parkes, ouvertement désavoués par Surtees, l’affaire avait « laissé des traces », comme on dit. Surtout, quelque chose avait changé chez Surtees, remarqua Forghieri. « Jusqu’alors, dans les moments de détentes, c’était un type gentil et extraverti. Mais, à son retour de convalescence, la relation n’était plus la même qu’auparavant. Ses talents de pilote étaient intacts mais son caractère avait changé : il était moins ouvert, plus grincheux. Ainsi commença une période de désaccords, même pour des choses insignifiantes. » (4)

Que s’est-il passé dans la tête de Surtees pour justifier ce changement d’état d’esprit ? Forghieri ne nous le dit pas, et nous ne pouvons faire que des hypothèses. Nous proposons ici une explication, qui nous paraît la seule vraisemblable, en nous fondant sur une information fournie par le journaliste Pete Vack, auteur prolifique sur le sport automobile : au mois de janvier, Enzo Ferrari aurait fait la promesse à Surtees de lui donner encore plus de responsabilités au sein de l’équipe. En d’autres termes, son statut aurait changé. On peut raisonnablement penser qu’en ce mois de janvier 1966, Enzo Ferrari, attristé par le spectacle misérable que lui offrait Surtees, avait voulu remonter le moral de son premier pilote, le réconforter, lui assurer qu’il comptait encore sur lui pour la suite.

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En outre, Enzo Ferrari aurait proposé à Surtees de s’installer de façon permanente dans un appartement à Modène, pas loin de celui de Lina Lardi, la maîtresse officielle du Commendatore. Il éviterait ainsi ces continuels aller-retours entre l’Angleterre et l’Italie qui faisaient l’ordinaire de sa vie depuis des années (5). Surtees accepta cette offre, démontrant ainsi son extrême implication dans les objectifs de Ferrari, à l’orée d’une saison 1966 qui s’annonçait aussi difficile qu’excitante. Il est évident que pour John Surtees, reparti continuer sa convalescence, ce que lui avait promis le Commendatore était gravé dans du marbre. Il allait enfin pouvoir faire valoir son point de vue, faire comprendre qu’il y avait « trop de politique » dans la Scuderia, et qu’on pouvait tellement mieux faire avec les moyens dont on disposait.

Mike Parkes, ingénieur et pilote

Mais une fois de retour au début du printemps, John Surtees s’aperçut rapidement qu’il y avait loin de la coupe aux lèvres : rien n’a vraiment changé. Et on l’imagine aisément « se faire un film » : une conspiration « de l’intérieur » est ourdie contre lui par Dragoni et Parkes. John Surtees n’est probablement pas un lecteur de Tintin, mais c’est bien l’histoire du Sceptre d’Ottokar qu’il se raconte à lui-même : le bon roi (Enzo Ferrari) et les mauvais conseillers (Dragoni et Parkes). On ne peut pas expliquer autrement l’énorme frustration qu’il ressent : les choses ne vont pas comme il l’avait imaginé. Non seulement rien n’a changé dans ses relations avec Dragoni, mais en plus on vient lui mettre Mike Parkes dans les pattes. Pourquoi celui-ci vient-il se mêler de la mise au point de la 330 P3 ? Il ferait mieux de continuer de travailler sur la nouvelle 275 GTB, encore bien perfectible, selon son goût (6) (7).

Arrêtons-nous un instant sur la personnalité de Mike Parkes, un ingénieur qui est en même temps un brillant pilote, et qui ne cache pas ses ambitions sportives, y compris au volant d’une Formule 1. Mike Parkes a rejoint Ferrari en 1963, en même temps que Surtees. Toutefois, il n’a pas été recruté comme pilote mais comme ingénieur. Issu d’une famille aisée, éduqué à Haileybury, une de ces « public schools » réservées à l’élite anglaise, il a fait des études d’ingénieur.

L’homme, dit-on, est affable et sympathique. Mais surtout, il a de l’entregent. Le genre de personne qui sait naturellement se mouvoir dans les univers bureaucratiques, comprenant les jeux de pouvoir, évaluant les rapports de force, sachant se faire apprécier par « ceux qui comptent », en premier lieu Enzo Ferrari. Tout laisse penser aussi que cet anglais subtil et raffiné n’est pas insensible au charme des débats florentins dont se nourrit le caractère italien. Personnage un peu atypique, ingénieur et en même temps pilote talentueux, Mike Parkes suscite l’intérêt du monde du sport automobile.

En 1964, le journal L’Equipe a dressé une liste des 25 meilleurs pilotes au monde, à partir d’un classement établi sur la base des 5 premiers de chaque course, et en combinant différentes catégories de compétitions, en les affectant d’un coefficient différent selon leur importance. Mike Parkes arrivait à la 13ème place : un beau résultat pour quelqu’un qui était avant tout un ingénieur.

En 1966, le mensuel français L’Automobile fit un long article de quatre pages sur Mike Parkes. A la fin de l’article, le journaliste Gryfith Borgeson demande à Mike Parkes : « alors ce choix, ingénieur ou pilote ? Que préférez-vous vraiment ? » Parkes répond tout en nuance, et de façon un peu alambiquée, ménageant la chèvre et le chou. De sa réponse, on comprend qu’il est à la recherche d’un équilibre entre la satisfaction personnelle, purement égocentrique, qui est celle du pilote, et la satisfaction purement intérieure que ressent l’ingénieur d’être utile au plus grand nombre. Conclusion amusée du journaliste : « vous ne nous aviez pas dit, Monsieur Parkes, que vous aviez des ancêtres normands ! » (8)

Mike Parkes
L’ingénieur Mike Parkes, un Anglais subtil et raffiné, et surtout un pilote talentueux qui ne cache pas son ambition de piloter un jour une Formule 1. (source : websitehome.co.uk/mikeParkes/)

Selon le journaliste Doug Nye, au-delà même de l’incompatibilité de caractère, il y avait entre Parkes et Surtees une sorte de fracture sociale : ils ne venaient pas du même monde, ce qui rendait leur relation encore plus difficile. Dans la Rome antique, Parkes serait un patricien, et Surtees un plébéien (9). Les circonstances ont fait le reste : à tort ou à raison, Surtees a senti que Parkes avait tenté de profiter de la position de faiblesse dans laquelle il s’était trouvé à la suite de son accident de Mosport. « Cela faisait partie d’une campagne politique qui avait pour objet de semer la zizanie entre Enzo Ferrari et moi. L’instigateur en était Mike Parkes, un autre Anglais recruté par la Scuderia, qui était très ambitieux et tirait partout les ficelles, » nous dit Surtees (10). 

Dragoni – Surtees : séisme à Monaco

Mais avant toute chose, il y avait le « job at hands ». Il fallait progresser dans la mise au point de la nouvelle Ferrari 3 litres, propulsée par un vieux moteur 12 cylindres qui avait été utilisé dans les années 50 pour les voitures Sport, et qu’il avait fallu moderniser. Un moteur « à l’ancienne », selon les propres mots de Forghieri, qui était un pas en arrière par rapport au V8 1500 cc moderne. Peu importe, Surtees s’était mis au travail, avec l’ardeur qu’on lui connait, pour mettre au point cette voiture dotée d’un moteur massif et encombrant. Il avait triomphé au GP de Syracuse (1er mai 1966), face à une opposition assez faible, et avait constaté que la puissance escomptée n’était pas vraiment au rendez-vous.

Une observation confirmée quinze jours plus tard lors du Silverstone International Trophy (14 mai 1966), où il avait dû s’incliner derrière Jack Brabham conduisant sa propre voiture propulsée par un moteur Repco. Surtout, la voiture souffrait la comparaison avec la Dino 246, bien plus légère, dotée d’un moteur 2,4 litres. Sur la piste de Modène, Surtees tournait 2 secondes au tour plus vite qu’avec la 3 litres. Et puis vint cette fameuse séance d’essais au Grand Prix de Monaco, qui a tant marqué les esprits. 

« Espèce de dictateur, incompétent ! », « Espèce de mal élevé, à qui on ne peut pas faire confiance ! » Ces échanges d’amabilité entre Surtees et Dragoni, au su et au vu de tout le monde, dans les stands de Monaco ouverts à tous les vents, firent une profonde impression au sein de l’équipe Ferrari. En fait, on n’avait jamais vu cela. Un véritable traumatisme : Franco Gozzi, témoin direct de la scène, croisa le regard interrogateur de deux journalistes italiens, Lorenzo Pilogallo (Corriere della Serra) et Mario Morganti (Tuttosport), également éberlués par la scène qui se déroulait devant eux (11). Le motif de la dispute est connu : pour Monaco, Surtees voulait conduire la Dino 246, beaucoup plus agile, plus rapide, et surtout plus fiable que la Tipo 312, et se faisait fort de la mener à la victoire. Mais Dragoni n’était pas de cet avis : « question de prestige : quand on est le premier pilote de l’écurie Ferrari, on prend le départ avec le V12. » La rage au cœur, Surtees avait dû s’incliner.

En définitive, les faits donnèrent raison à Surtees : il prit la tête de la course avec la 312, et mena pendant une quinzaine de tours jusqu’à ce qu’il soit contraint à abandonner sur panne de différentiel, ainsi qu’il l’avait prévu. Pour enfoncer le clou, Bandini, avait fait une course magnifique au volant du V6. Parti au milieu du peloton, il s’était lancé dans une folle poursuite, battant plusieurs fois le record du tour et soulevant l’enthousiasme de la foule. Mais il n’avait rien pu derrière l’intouchable Jackie Stewart et avait terminé à la seconde place. On imagine aisément le parti qu’aurait su en tirer John Surtees : c’est probablement la victoire qui lui était promise avec la Dino 246. 

Cataclysme à Maranello

Bien entendu, Enzo Ferrari avait été informé dans le moindre détail de l’altercation de Monaco. Après le Grand Prix, le mardi 24 mai 1966, lors de la réunion qui eut lieu à Maranello, tout le monde était présent. Chacun donna ses explications et le Commendatore en resta au stade des généralités : il déplora les excès verbaux et se contenta de dire que lorsqu’il y a une tumeur cancéreuse dans une équipe, il fallait s’en débarrasser rapidement. De l’avis de Gozzi, la réunion se termina par un match nul entre Surtees et Dragoni. Mais le soir même, Enzo Ferrari contacta Gozzi pour lui demander de s’enquérir de la disponibilité de Mario Andretti. C’était déjà une indication, et certainement pas un bon signe pour Surtees.

John Surtees
Cette photo est un témoignage : lors des essais du GP de Monaco 1966, Franco Gozzi, chef du service de presse de Maranello, et sa femme Gabriella assistent stupéfaits à la querelle entre Eugenio Dragoni et John Surtees. Si le premier reste placide, la colère se marque sur les traits du second. (source : Memoirs of Enzo Ferrari’s lieutenant, Franco Gozzi, Giorgio Nada Editore, 2002)

Le lendemain 25 mai, il y eut un autre meeting, mais cette fois-ci en l’absence de Surtees. Un constat semblait s’imposer : Surtees était devenu incontrôlable. Enzo Ferrari demanda l’avis de chacun à propos de l’éventualité d’une séparation avec Surtees. Les avis furent partagés, mais il est notable que Forghieri, selon le témoignage de Gozzi, se prononça pour la séparation, et il n’est pas douteux que son avis, ajouté à celui de Dragoni, pesa lourd dans la balance. Forghieri ne dit rien de tel dans ses mémoires, mais il ne dit pas le contraire non plus. Il se contente de se défausser : le choix des pilotes n’était pas de son domaine de compétence.

En toute hypothèse, il n’y a aucune raison de mettre en doute le témoignage de Gozzi. En outre, il est très probable que Forghieri s’était déjà entretenu en tête à tête avec le patron à propos des relations devenues difficiles avec Surtees. De son côté, Gozzi se prononça contre le renvoi de Surtees, pour des raisons objectives qu’il pensait décisives : dans les circonstances présentes, Ferrari ne pouvait pas se séparer de son pilote numéro 1 car Bandini n’était pas une solution de remplacement et Andretti venait de faire savoir qu’il n’était pas disponible pour encore une année. Mais Dragoni avait un autre atout dans sa manche : la nouvelle Lola Sport construite par Eric Broadley ressemblait furieusement à la 330 P3, et Surtees n’y était pas pour rien, insinuait-il. D’après Gozzi, cette révélation eut un effet foudroyant sur le Commendatore et scella définitivement le sort de Surtees (12).

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Espionnage industriel ? Que penser de cette accusation gravissime, qui porte atteinte directement à l’honorabilité de Surtees ? Mauro Forghieri est formel sur ce point : il ne croit absolument pas à cette histoire d’espionnage industriel. Mais il se trouve que l’argument avancé par Dragoni touchait un point sensible chez Enzo Ferrari car la P3 et la Lola étaient à ce point similaires qu’il craignait que Surtees, qui serait probablement amené à faire des essais sur la voiture d’Eric Broadley lors de ses séjours en Angleterre, ne transfère son expérience acquise sur la P3 sur une voiture concurrente. Transfert d’expérience et de compétences donc, plutôt qu’espionnage industriel. Il n’était pas question que Ferrari admette cela (13).

Lola T70
La Lola T70 telle qu’elle apparut en 1967 : un vrai air de ressemblance avec la P3 ou la P4. Mais cela suffit-il pour parler d’espionnage industriel ? (source : tenamp.com

Sursis pour Surtees

Dans l’immédiat, le Grand Prix de Belgique se profilait (12 juin 1966). « Vous y allez, ordonna Enzo Ferrari à Gozzi, et vous faites l’annonce à la fin de la course que Ferrari se sépare de Surtees. Et rien d’autre (ce qui voulait dire sans aucun commentaire sur les raisons de la séparation. Ndr). Pourquoi moi et pas Dragoni ? s’interroge ouvertement Gozzi qui se fait un plaisir de donner immédiatement la réponse : tout simplement parce que le Commendatore voulait qu’il soit absolument clair que la décision venait directement de lui (puisque Gozzi occupait les fonctions de porte-parole).

On a peine à croire qu’un procédé d’une telle violence fut possible de la part d’une équipe aussi prestigieuse et respectable que Ferrari : annoncer publiquement, sans même l’informer à l’avance, le renvoi d’un pilote qui s’était donné corps et âme dans la réussite sportive de la Scuderia, jusqu’à la conduire à la victoire au championnat du monde de Formule 1. C’est pourtant bien ce qui fut décidé par Enzo Ferrari, alors même qu’il tombe sous le sens que cette affaire aurait pu être réglée le plus simplement du monde, dans un entretien en tête à tête dans son bureau avec le pilote britannique. Ce ne fut pas son choix, ce qui laisse penser que l’incident de Monaco, même s’il ne fut qu’un symptôme qui ne suffit pas à expliquer le renvoi de Surtees, fut ressenti par lui comme un outrage, une blessure même. Plus encore, une trahison. Il fallait laver l’affront, et il ne prendrait pas de gants avec Surtees.

Il se trouve que les choses ne se passèrent pas comme prévu : après être resté pendant la majeure partie de la course derrière la Cooper de Jochen Rindt, Surtees prit la tête dans les derniers tours et remporta la course, démontrant une fois encore qu’il était au sommet de son art. On imagine aisément l’embarras de Gozzi. Il croisa le regard de Marcello Sabbatini, directeur de la rédaction d’Autosprint, mis dans la confidence. Ils se comprirent tout de suite : « cela ne va pas le faire. » Gozzi se précipita au téléphone pour contacter le patron, et s’enquérir de la conduite à tenir. La réponse fut immédiate : « arrêtez tout, et revenez immédiatement » (14). 

Dragoni, qui était probablement au courant de l’annonce qui devait être faite à l’issue de la course, pouvait difficilement cacher son dépit : sa première réaction fut de reprocher à Surtees d’avoir fait durer le plaisir de façon excessive en restant trop longtemps derrière la Cooper de Rindt. La réponse du champion anglais fut immédiate : « le jour n’est pas encore venu où vous m’apprendrez comment il faut faire pour gagner une course au volant d’une voiture. » (15)

John Surtees
Surtees, vainqueur du GP de Belgique 1966. Mission impossible pour Franco Gozzi : comment annoncer le renvoi d’un pilote qui vient de l’emporter de façon si magistrale, démontrant qu’il est au sommet de son art ? (source : Memoirs of Enzo Ferrari’s lieutenant, Franco Gozzi, Giorgio Nada Editore, 2002)

Surtees, vainqueur du GP de Belgique 1966. Mission impossible pour Franco Gozzi : comment annoncer le renvoi d’un pilote qui vient de l’emporter de façon si magistrale, démontrant qu’il est au sommet de son art ? (source : Memoirs of Enzo Ferrari’s lieutenant, Franco Gozzi, Giorgio Nada Editore, 2002)

Exécutions

Mais ce n’était que partie remise. Il revint à Dragoni de « faire le job », dans des circonstances qui sont maintenant bien connues. Tellement bien connues, en raison de leur caractère outrageux à l’égard de Surtees, qu’elles ont probablement permis d’occulter la vérité de cette affaire.  Pour l’épreuve du Mans, l’écurie usine avait engagé deux voitures P3 pour les équipages Surtees-Parkes et Bandini-Guichet. Une troisième P3, prévue pour Baghetti et Maglioli, n’avait pu être prête à temps en raison des mouvements sociaux qui secouaient Maranello. Scarfiotti était pilote de réserve. Le plan avait déjà été établi : Surtees prendrait le départ et jouerait le rôle de lièvre, puisqu’il était le seul à pouvoir soutenir le rythme des Ford. Toutefois, il remarqua que le nom de Scarfiotti avait été ajouté comme troisième pilote pour sa voiture. Il demanda des explications à Dragoni. Celui-ci lui répondit que, finalement, Scarfiotti prendrait le départ. Il donna deux raisons : Scarfiotti est le neveu d’Agnelli qui a fait le déplacement pour assister au départ. Il est donc de bonne politique de lui faire commencer la course. Ensuite, Surtees doit être ménagé, car il n’est pas encore totalement remis de son accident de Mosport (16).

Surtees

Surtees protesta : ce n’était pas le plan prévu, et Scarfiotti ne pourrait pas soutenir le rythme des Ford. Et il s’enferma dans la logique qui avait toujours été la sienne : il courait pour gagner, il ne s’occupait pas de politique. La réponse de Dragoni ne se fit pas attendre : c’est à prendre ou à laisser. La rupture était alors consommée. Il ne pouvait pas en être autrement nous dit Forghieri : « (la décision de Dragoni était) un fait tout à fait inhabituel, ainsi qu’un véritable affront qu’un champion de cette race ne pouvait pas tolérer. » Il ajoute, de façon assez révélatrice : « personnellement, je n’étais pas tout à fait d’accord, mais dans le choix des pilotes mon avis n’a toujours été qu’indicatif. » Le « pas tout à fait » (« personalmente non ero assolutamente d’accordo ») sonne comme une forme d’aveu : Forghieri était d’accord pour se séparer de Surtees, mais pas de cette façon (17).

En définitive, Forghieri et Gozzi nous disent la même chose : Dragoni n’a été que l’instrument d’une décision prise par Enzo Ferrari lui-même. Raisonner autrement n’aurait aucun sens, insiste Forghieri : « C’est un non-sens absolu, car Dragoni n’avait aucun pouvoir sur de telles questions, sur lesquelles seul Ferrari se prononçait. Et en fait, il a ordonné à Dragoni d’étudier une stratégie qui conduirait Surtees – exaspéré par son attitude envers lui – à démissionner. »  Surtees, qui n’est pas un personnage retors, ne pouvait que tomber dans le piège qui lui était tendu. Les témoignages de Gozzi et Forghieri, mais aussi l’enchainement des circonstances tels que nous venons de les décrire, ne laissent aucun doute à ce sujet.

Dragoni

En définitive, Eugenio Dragoni ne fut que le factotum d’Enzo Ferrari, et Mike Parkes, quelles que soient ses intentions cachées (et surtout supposées), ne fut qu’un comparse, sans aucune influence sur le sort de Surtees. Pour couronner le tout, Enzo Ferrari, de façon assez machiavélique, remercia Dragoni à la fin de la saison, pour le remplacer par Franco Lini. Une décision qui ne faisait qu’accroire l’idée qu’il tenait son directeur sportif comme responsable de la mauvaise gestion de l’équipe, et du renvoi de Surtees. En définitive, il se donnait le beau rôle : le patron souverain, toujours au-dessus de la mêlée, refusait d’entrer dans la polémique et ne désavouait pas publiquement le collaborateur fautif. Il attendrait des temps plus calmes (c’est-à-dire la fin de la saison sportive) pour régler « à froid » le problème Dragoni (18).

Les motivations du Commendatore

Il reste à comprendre les motivations profondes du Commendatore. On peut penser que celui-ci a considéré que Surtees, en raison de son évolution personnelle, de son caractère, n’était plus « Ferrari compatible ». Il devenait un élément perturbant. On n’explique pas autrement que Forghieri ait si rapidement « lâché » Surtees, en dépit de l’estime qu’il avait pour le pilote britannique. Car ce qui était en jeu était bien plus important encore que la réussite sportive de la marque : le maintien de l’écosystème Ferrari, par lequel un homme seul, informé de tout et sur tous, décide seul et de façon souveraine ; un système où chacun reste à sa place, sans qu’il lui soit possible de déborder du rôle qui lui a été assigné par le patron.

Le problème, c’est que Surtees avait grandi : il était champion du monde, respecté de tous, adulé par les tifosis. Il avait même acquis une sorte de légitimité historique puisqu’il était l’homme qui avait rejoint l’équipe Ferrari quand elle était au plus bas pour l’amener, en moins de deux ans, vers le titre de champion du monde. Surtout, sa formidable implication dans le travail avait révélé en lui un goût pour tout ce qui entoure le métier de pilote, notamment l’aspect technique et même organisationnel. Ses habits de premier pilote devenaient trop étroits pour lui.

Dans le même temps, ces nouvelles aspirations – au demeurant parfaitement légitimes – entraient en conflit avec les défauts de son caractère : une totale intransigeance et un refus du tout compromis, la certitude d’avoir toujours raison, le refus de principe de prendre en compte des considérations dites « politiques », c’est-à-dire allant au-delà des simples aspects sportifs et techniques.

Tous ces défauts ne feront que se confirmer, et peut-être même s’accentuer, quand il entamera sa carrière de pilote constructeur. C’était d’ailleurs un sujet de plaisanterie dans le milieu du sport automobile : « la meilleure équipe de course selon Surtees est celle où il est le premier pilote, l’ingénieur en chef, le chef mécanicien, le directeur sportif, et le patron. »

On sait ce qu’il advint de ses ambitions de pilote constructeur. Dans ce domaine, John Surtees n’avait pas l’envergure d’un Jack Brabham ou d’un Bruce McLaren. Il ne pouvait pas comprendre que la règle d’or qui fait un grand patron, c’est de toujours s’entourer de gens meilleurs et plus intelligents que soi-même, du moins dans leur domaine de compétence.

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Avec Jack Brabham, il y eut Ron Tauranac et Phil Irving ; avec Bruce Mclaren, il y eut Robin Herd, Gordon Coppuck, Teddy Mayer. Il n’y eut rien de tel avec John Surtees. En extrapolant sur la suite, il n’est pas interdit de penser que les raisons qui poussèrent Ferrari à se séparer de Surtees ne sont pas totalement différentes de celles qui, plus tard, expliqueront l’échec de ce dernier comme pilote-constructeur.

John Surtees
« Au revoir, John ! (et pour nous, adieu Dragoni) » La manipulation orchestrée par Enzo Ferrari semble avoir bien fonctionné : dans son numéro de juillet 1966, AutoSprint prend ouvertement parti pour Surtees face au méchant Dragoni. Pourtant, Franco Gozzi nous apprend dans ses mémoires que Marcello Sabbatini, directeur de la rédaction d’Autosprint, était parfaitement au courant de la décision prise souverainement par Enzo Ferrari de se séparer de Surtees. Mais Autosprint n’irait pas contre la « vox populi » qui condamnait unilatéralement Dragoni.

Le dernier acte de l’affaire concerne les deux principaux protagonistes, Enzo Ferrari et John Surtees. Quelque temps après, un entretien eut lieu entre les deux hommes, dans une atmosphère apaisée, au cours duquel ils évoquèrent les raisons de cette rupture. Le contenu de l’entretien resta secret mais on sut toutefois une chose : Enzo Ferrari aurait dit à Surtees, en guise de conclusion : « dans cette affaire, il y a eu deux grands perdants : Ferrari et John Surtees. » 

De son côté, John Surtees admettra plus tard qu’il aurait pu gérer la situation différemment, avec un peu plus de doigté, et que cette affaire lui a probablement coûté deux titres de champion du monde en 1966 et 1967 (19). Des propos évidemment raisonnables, qui résument bien l’affaire, mais qui ne nous disent rien sur les causes de la rupture.

Mais John Surtees a-t-il compris lui-même ? Enzo Ferrari lui a-t-il dit la vérité, telle que nous pensons l’avoir discernée ? On peut raisonnablement en douter. Après tout, nul n’est tenu de dire l’indicible, et Enzo Ferrari savait bien qu’il y avait des choses que Surtees ne serait pas capable d’entendre. Par conséquent, la thèse du complot contre lui, ourdi de l’intérieur par des personnes mal intentionnées, était rassurante, et intellectuellement satisfaisante, pour Surtees. Il est probable qu’Enzo Ferrari est resté évasif sur ce point, et ne l’a pas complètement détrompé ; et il est patent que Surtees nourrira, jusqu’à la fin de sa vie, une rancœur extrême à l’égard de Dragoni et Parkes qu’il continuera de désigner, contre toute raison, comme les responsables de son départ.

Rien de plus naturel, au demeurant : John Surtees ne pouvait pas comprendre, tout simplement ; c’était au-dessus de ses capacités mentales. Car comprendre, c’est parfois être amené à penser contre soi-même. Comment John Surtees, totalement impliqué dans la réussite sportive de la Scuderia, persuadé d’avoir toujours raison quand il était question de sport automobile, aurait-il pu admettre un seul instant qu’aux yeux de l’équipe Ferrari il était le problème et non pas la solution ?

Notes

(1) Nous reprenons ici la version des faits telle qu’elle a été racontée par John Surtees lui-même dans Motorsport. On notera que John Surtees nous dit que la Ferrari de Mairesse-Vaccarella était engagée par le NART, ce qui aurait pu éventuellement justifier le choix de Dragoni de favoriser le client américain. Mais ce n’était pas le cas : la Ferrari de Mairesse-Vaccarella était engagée par l’écurie officielle. Il s’agissait donc bien d’un pur acte d’autorité de la part de Dragoni.  

(2) Dominé par son ressentiment à l’égard de Dragoni, John Surtees développera à la fin de sa vie, dans un long entretien accordé à Steve Hindle, une tout autre version de la fin de course à Mexico (Exclusive interview with John Surtees : the marques and the champion – mars 2014). En fait, il avait tout prévu : c’est sciemment qu’il avait pris le départ avec le V8, moins performant en altitude que le V12, car il savait que ce dernier, conduit par Bandini, ne tiendrait pas la distance et connaîtrait des problèmes de pression d’huile. Citons-le, dans son intégralité et dans sa langue : « now it’s time to set the record straight There were no signals, no team orders. And you have to remember, there were no radios in those days. We had no team meeting beforehand, and there was no plan as to how we might run the race within different scenarios; it was literally a case of get-on and do it ! No the thing is, it all came down to engine choice. We knew that with the Twelve, maintaining pace for the duration of the race was going to be difficult, that’s why I went for the consistency of the less powerful Eight-cylinder instead, and it paid-off.So no, I think it all came down to the fact that Bandini was getting (oil) surge and having to drop his revs, which is what we were concerned about. We knew that this was likely to happen with the Twelve which is why I chose not to use it. » On précisera que Steve Hindle, personnalité connue du sport automobile britannique, n’est pas un journaliste professionnel et a manifestement pris pour argent comptant ce que lui racontait John Surtees. Cette version des faits a évidemment pour objet d’accabler encore plus Dragoni : ce dernier ne serait qu’une sorte de faussaire, qui se serait indûment attribué une part dans le succès de Surtees, en faisant passer pour une consigne d’équipe dont il était l’initiateur ce qui ne fut qu’un fait de course indépendant de sa volonté.

(3) A. J. Baime (Go like hell, Houghton Mifflin Harcourt, 2010, page 206).

(4) Mauro Forghieri (La Ferrari secondo Forghieri. Dal 1947 a oggi, M. Forghieri, D Buzzonetti, Giorgio Nada Editore, 2012 – page 117).

(5) Pete Yack, The Italian Odyssey of John Surtees (Forza Magazine, numéro 31, août 2001).

(6) Doug Nye : « Surtees ne tenait pas en haute considération les capacités d’ingénieur diplômé de Parkes, tant vantées par ailleurs ; et le comportement du prototype 275 GTB (dont le châssis avait été conçu par Parkes) l’avait confirmé dans son opinion. » (forums.autosport.com/topic/73872-ferrari-and-surtees/)

(7) Ces dernières considérations sont évidemment sorties de notre imagination ; mais on ne pense pas être loin de la vérité pour expliquer et décrire l’état d’esprit de Surtees, et le changement dans son caractère. Car il n’y avait aucune autre source possible de contentieux entre Ferrari et Surtees. Tout au contraire, Surtees était profondément reconnaissant du soutien que lui avait apporté Ferrari après son accident, et notamment le fait d’avoir fait jouer en sa faveur la propre assurance de Ferrari alors qu’il avait eu son accident en pilotant une voiture d’une autre marque.

(8) Mensuel L’Automobile, numéro 241, mai 1966.

(9) Doug Nye : « Le patricien Michael Parkes, ancien d’Haileybury, pouvait malheureusement être un insupportable snob, et la tension entre lui et John Surtees était peut-être autant liée à la différence d’origine sociale qu’à une rivalité sportive ou technique ou à une antipathie personnelle. » (forums.autosport.com/topic/73872-ferrari-and-surtees/)

(10) Propos de John Surtees (Grand Prix de Monaco, Rainer W. Schlegelmilch et Hartmut Lehbrink, Konemann UK Ltd, 1998, page 205).

(11) Franco Gozzi (Memoirs of Enzo Ferrari’s lieutenant, Giorgio Nada Editore, 2002 – page 80).

(12) Franco Gozzi, op. cit., page 81. Toutes les informations concernant les réunions des 24 et 25 mai proviennent des mémoires de Franco Gozzi.

(13) La question des liens étroits de Surtees avec Eric Broadley est peut-être plus complexe qu’il n’y paraît, car la relation n’avait rien d’unilatéral. John Surtees faisait valoir que Ferrari souffrait de son isolement par rapport au sport automobile britannique, particulièrement foisonnant à cette époque, et lieu principal des innovations techniques. Une version corroborée par Forghieri lui-même : « Enzo Ferrari ne voyait pas d’inconvénient à ce que Surtees, un pilote de Maranello, pilote d’autres voitures

comme la Lola, car le fruit de ces expériences nous aurait été transféré. » 

(https://www.formulapassion.it/manifestomotore/mauro-forghieri/f1-vidi-john-surtees-lasciare-la-ferrari-331647.html)

(14) Franco Gozzi, op. cit., page 83.

(15) A. J. Baime, op. cit., page 217.

(16) D’après ce que j’ai pu reconstituer, les circonstances de cette affaire sont les suivantes. Scarfiotti était prévu initialement comme pilote de réserve, sans être affecté spécifiquement à une des deux voitures. Puis Surtees découvrit que le nom de Scarfiotti avait été ajouté à la feuille d’engagement de sa voiture, en plus du sien et celui de Parkes. Un peu étonné, et surtout soupçonneux, Surtees demanda des explications à Dragoni qui lui annonça que c’était Scarfiotti qui prendrait le départ. Il reste un petit mystère que je n’ai pu éclaircir : à ma connaissance, le règlement des 24 heures du Mans à cette époque ne prévoyait que deux pilotes par voiture. Si Scarfiotti prenait le départ, cela voulait-il dire que Surtees devenait pilote de réserve ?

(17) Mauro Forghieri, op. cit., page 118.

(18) Notre hypothèse est la suivante : Enzo Ferrari a été pris de court par la tournure que prenaient les événements. Il espérait sans doute que Surtees se mettrait lui-même en tort, face aux provocations de Dragoni. C’est le contraire qui se produisit : Dragoni eut « la main lourde », et Surtees apparut immédiatement comme la victime aux yeux de l’opinion publique. Un petit désastre médiatique, dirait-on aujourd’hui. D’où l’attitude ambiguë qu’il adopta après coup. Cette version du méchant Dragoni, responsable de tout le mal, a connu un certain succès, et a prospéré pendant assez longtemps, jusqu’aux révélations de Gozzi en 2002. Pierre Ménard, dans sa Grande encyclopédie de la Formule 1, parue en 1999, nous décrit un Enzo Ferrari passif, subissant les événements, mis devant le fait accompli par le comportement désastreux de son directeur sportif à l’égard de Surtees, mais n’osant pas le désavouer publiquement (page 253). Comme on le voit, c’est une tout autre version des faits que nous mettons en évidence dans ce texte.

(19) « These were things that I just couldn’t accept. So, yes, as I said before, I could have dealt with it differently, but I didn’t, and because of that, I lost out and Ferrari lost out. We should have won championships in ’66 and’67. And it would have been special. » ( John Surtees)

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