Il y a 70 ans exactement, en 1954, plus de 160 concurrents s’élançaient de Tuxtla-Gutierrez, capitale de l’état mexicain du Chiapas. Un long périple de quelque 3 000 km devait les conduire jusqu’à Ciudad-Juarez, à la frontière avec la Californie. Pour eux, c’était la 5e édition d’une course clôturant en beauté le calendrier international. Pour nous qui avons le recul de l’histoire, ce fut la dernière Carrera Panamericana.
Olivier Favre
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Centrée sur Ferrari, cette première note s’intéresse à la course à la victoire absolue. La seconde, à paraître dans quelques jours, évoquera les autres concurrents de cette « Panam », aux ambitions plus modestes mais tout aussi affirmées.
Fascinante Panam
Le gouvernement mexicain a lancé la « Panam » en 1950 afin de mettre l’accent sur la portion nationale récemment achevée de la route panaméricaine devant à terme relier l’Alaska au sud de l’Argentine (1). A l’instar des Mille Miglia, mais en cinq étapes, elle perpétuait les parcours « ville à ville » du début du siècle. Mais en plus éprouvant et dangereux encore : variations climatiques des plaines tropicales aux cols de haute montagne, routes détériorées, troupeaux errants, foule enthousiaste et indisciplinée, tout concourait à faire de cette course une aventure. Dont certains ne revenaient pas : chaque édition se soldait par des morts, chez les concurrents comme chez les spectateurs et forces de l’ordre. Cette course avait donc tout pour fasciner le monde. A commencer par des carrosseries bariolées de publicités extra-sportives, 15 ans avant que cela ne devienne la norme en Europe.
Depuis l’année précédente, la « Panam » est la manche de clôture du tout neuf championnat du monde des marques. En novembre 1954 Ferrari est déjà titré dès avant le départ, pour la deuxième fois consécutive. Dès lors, la liste des engagés n’est pas aussi ronflante que les organisateurs pouvaient l’espérer. Mercedes n’est pas prêt, Lancia, vainqueur en 53 avec Fangio, a annoncé son retrait de l’endurance en octobre pour concentrer ses forces sur la F1 et les Anglais (Jaguar, Aston-Martin) s’abstiennent. Hormis Pegaso, les trois usines qui ont fait le déplacement – Porsche, Borgward, Austin-Healey – engagent des petites cylindrées. Dès lors, les Ferrari sont ultra favorites, même si Maranello n’est pas impliqué officiellement. Elles ont l’avantage du nombre – neuf – et de la puissance.
Chinetti, l’homme de New-York
Enzo Ferrari ne s’en est jamais caché, c’est la course qui l’intéresse avant tout. Vendre des voitures doit d’abord servir à financer les engagements de la Scuderia. En 1954, la firme de Maranello en est déjà à sa 8e année de production. Outre les modèles neufs, ce sont donc quelques dizaines de Ferrari qui s’échangent régulièrement. Capitaines d’industrie, riches héritiers ou sportifs éclairés tentés par la compétition, les clients ne manquent pas. Surtout aux Etats-Unis. Si vous êtes américain et souhaitez acquérir une Ferrari, Luigi Chinetti est incontournable. Installé à New-York, le triple vainqueur du Mans est devenu l’homme de confiance d’Enzo Ferrari et l’importateur de la marque en Amérique. C’est souvent lui aussi qui trouve un débouché aux bolides de course de la Scuderia, une fois qu’Enzo Ferrari s’en désintéresse.
Du Mans à la Panam
Justement, au lendemain des 24 Heures du Mans gagnées de justesse par Gonzalez et Trintignant, Ferrari envoie les trois 375+ outre-Atlantique, charge à Chinetti de les vendre. Avec une seule condition : Umberto Maglioli doit pouvoir en piloter une à la Panam. L’une est vendue à Jim Kimberly, l’héritier de l’entreprise Kimberly-Clark bien connue pour une de ses marques, Kleenex. On ne la verra pas à la Panam au contraire de ses deux sœurs. C’est John Edgar, , autre riche héritier installé en Californie, qui acquiert la deuxième 375+, la gagnante du Mans. Il la confie à Jack McAfee, talentueux pilote amateur de la côte Ouest et tout jeune concessionnaire Porsche (2).
Enfin, celle pilotée au Mans par Rosier et Manzon est acquise par Erwin Goldschmidt. Héritier d’une riche famille juive enfuie d’Allemagne dans les années trente, il écume les pistes de la côte Est au volant d’une Allard-Cadillac, puis franchit un cran en achetant une 375 MM. Il la garde quelques mois, puis la rend à Chinetti, qui va vite lui trouver un amateur. En échange (avec une probable soulte à la clé), Goldschmidt récupère la 375+. C’est à lui que Chinetti demande d’en laisser le volant pour la Panam à Umberto Maglioli. Celui-ci décide de partir seul, pour gagner en poids et en aérodynamique.
Un combat de milliardaires
Chinetti ne se contente pas de ce rôle d’intermédiaire. Puisque le sponsoring est autorisé sur le continent américain, il décroche le parrainage de 1-2-3, une marque mexicaine de produits ménagers (des huiles de cuisine notamment) pour cette voiture n° 19 et pour la n°24 qu’il pilotera. Celle-ci n’est autre que la 375 MM que lui a rendue Goldschmidt et qu’il a revendue à John Shakespeare. Souvent pieds nus et vêtu comme un pauvre hère, cet original est le riche héritier d’une firme spécialisée dans le matériel de pêche. Collectionneur de Bugatti (3) et honnête pilote amateur, Shakespeare préfère se contenter du rôle de passager pour cette Panam et laisse le volant à Chinetti (4).
Même raisonnement chez Samuel Allen Guiberson III, un milliardaire texan du pétrole. Il confie son spider 375 MM Vignale aux jeunes Californiens Phil Hill et Richie Ginther. Victorieuse des 1 000 km du Nürburgring 1953 avec Ascari-Farina, cette voiture a déjà disputé la Panam l’année précédente aux mains de Chinetti et Portago. Elle revient cette fois peinte en blanc et bleu et équipée d’un appuie-tête, ainsi que d’une dérive profilée façon Jaguar D. Il y a cinq autres Ferrari, de carrosseries et cylindrées variées. Elles seront pilotées par Alfonso de Portago (750 Monza), Giovanni Bracco (750 Monza), Franco Cornacchia (250 Monza), Roberto Bonomi (375 MM) et le playboy dominicain Porfirio Rubirosa (500 Mondial). Etant donné que certains tels Bonomi et Portago ne sont pas vraiment désargentés, on peut dire que la lutte au sommet dans cette Panam est un peu une affaire de milliardaires.
Le duel Hill-Maglioli
Le 19 novembre à 6 heures du matin la Ferrari de McAfee portant le numéro 1 est la première à s’élancer de Tuxtla-Gutierrez pour Oaxaca distante de 540 km. Alternant portions très roulantes et lacets jusqu’à 2 000 m d’altitude, cette étape est idéale pour la puissance des Ferrari. Mais elles doivent ménager leurs pneus sur des portions pas toutes asphaltées, loin s’en faut. Ainsi, Maglioli a prévu deux dépôts et utilisera donc trois trains au total. Des pneus qu’il devra changer lui-même sans assistance, comme le prévoit le règlement. Dès cette première journée, deux voitures dominent la concurrence : la 375 MM de Hill-Ginther qui mène à Oaxaca et la 375+ de Maglioli.
Les autres Ferrari sont plus en retrait. Quand elles n’ont pas déjà disparu, comme celles de Portago, Bonomi, Bracco et Rubirosa. Avec même une issue tragique pour l’autre 375+, la n°1, qui a quitté la route suite à l’explosion d’un pneu. Si son pilote, Jack McAfee, s’en sort sans trop de mal, ce n’est pas le cas de son équipier Ford Robinson qui perd la vie dans l’accident. Au soir de cette première étape, il ne reste donc plus que quatre Ferrari.
Le duel Hill-Maglioli se poursuit les jours suivants. L’Américain remporte les trois premières étapes. Mais il n’a même pas 40 secondes d’avance sur Maglioli à l’arrivée à Mexico le deuxième jour (5). Une arrivée dans la capitale qui fait forte impression sur le pilote italien : « La fin de l’étape à Mexico était terrifiante. Sur les 15 à 20 derniers kilomètres, un million de Mexicains s’alignaient des deux côtés de la route … les premiers rangs n’étaient pas à plus de 5 ou 10 cm des voitures … C’était comme courir au milieu d’une émeute ! ».
Maglioli s’impose
Le troisième jour Maglioli fait parler la puissance supérieure de sa monture et prend l’ascendant. Hill réussit un temps à limiter l’écart à une poignée de minutes. Puis il connaît des problèmes mécaniques et doit se contenter d’assurer sa deuxième place. Peut-être aussi a-t-il en mémoire sa mésaventure au terme de l’avant-dernière étape à Chihuahua. Il la raconte ainsi : « A l’arrivée, Richie s’est plaint que sa portière était bloquée. J’ai fait le tour de la voiture et j’ai donné un grand coup. La portière s’est ouverte… et l’arrière de la voiture s’est détaché ! La seule chose qui maintenait ensemble l’avant et l’arrière de la voiture était la goupille de verrouillage de la porte ! ».
Quasiment toute droite, la dernière étape jusqu’à Ciudad-Juarez est une formalité pour les quatre Ferrari rescapées. Hill ne s’incline devant Maglioli que pour trois petites secondes et au classement final pour seulement 24 minutes. Soit un peu plus de 2 secondes au kilomètre sur l’ensemble du parcours. Dès la ligne franchie, la foule submerge Maglioli qui en gardera un souvenir marquant : « L’accueil du peuple mexicain a été mémorable, très chaleureux et enthousiaste. J’avais l’impression d’être Pancho Villa, un grand héros. C’était une expérience très agréable. Tout comme le montant du prix – peut-être 10 000 dollars,, soit bien plus que pour une victoire aux Mille Miglia ! ». Ce sont tous les concurrents qui sont célébrés dans une ambiance de fête populaire. Nous verrons dans quelques jours lesquels, autres que Ferrari, ont réussi à éviter les embûches pour arriver au terme de cette dernière Panam.
(A suivre)
NOTES :
(1) Toujours pas achevée, cette route panaméricaine ne le sera probablement jamais. Connu comme le « bouchon du Darien, le tronçon manquant, d’un peu moins de 100 km, est une zone forestière et marécageuse protégée, à la frontière entre le Panama et la Colombie.
(2) Pour l’anecdote, le matin du 30 septembre 1955 James Dean et son mécano s’arrêtèrent à la concession Porsche de McAfee à Los Angeles, avant de reprendre la route vers Salinas.
(3) En 1964 Shakespeare vendra ses 30 Bugatti (alors la plus grande collection de la marque au monde, comportant une Royale) à Fritz Schlumpf, pour son musée de Mulhouse.
(4) La Panam 54 sera la dernière course de Luigi Chinetti en tant que pilote.
(5) La Panam comportait huit étapes sur cinq jours. Trois journées comportaient deux étapes.