En cette année de « double vingt », Classic Courses publiera quelques notes basées sur les doubles célèbres de la course automobile, qu’ils soient de nature technique ou humaine. L’édition 2020 de Rétromobile nous a offert une occasion en or de débuter cette série avec l’exposition d’un modèle rarissime de monoplace : l’énorme Alfa Romeo Bimotore qui disputa deux Grands Prix en 1935 et établit un record sur route.
Pierre Ménard
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Pour fêter sa 45e édition, Rétromobile a paré son cru 2020 des plus beaux atours en matière de modèles présentés. Les somptueuses routières, sportives ou Grand Tourisme resplendissaient de leurs éclats étourdissants sur les stands de la Porte de Versailles. C’en était presque trop, et on put par moments regretter un certain « lissage » des ors ainsi que l’absence presque totale de fantaisie ou de surprise dans tous ces impressionnants chromes miroir et ces belles carrosseries « polishées » (cherchez pas, je viens de l’inventer, comme disait San Antonio).
Sauf en quelques lieux bénis où le désir de frapper les esprits guide certains exposants toujours en quête d’innovation. Ce fut le cas chez Lukas Hüni, le vendeur suisse bien connu, qui avait amené cette année une quinzaine de magnifiques Alfa Romeo, dont beaucoup d’avant-guerre. Parmi lesquelles une des deux Bimotore nées durant cette « époque des Titans » si fascinante. On ne pouvait pas mieux commencer notre série des doubles !
Sur ordre du Duce
L’originalité de deux moteurs n’était pas une nouveauté chez Alfa Romeo : le précédent datait de 1931 et s’appelait Tipo A 12C. La voiture était mue par deux 6 cylindres en ligne de 1750 cm3 installés parallèlement dans le compartiment moteur, et affichait une puissance de 240 ch pour une vitesse de pointe de 240 km/h. L’année suivante, un nouveau châssis apparut, équipé d’un 8 cylindres en ligne, l’ensemble prenant la dénomination de Tipo B, ou P3. Mais l’irruption sur les circuits en 1934 des « kolossales » forces germaniques fit prendre conscience aux dirigeants italiens de la désuétude de leurs voitures chéries.
Pas besoin d’être grand ingénieur automobile pour comprendre que les P3 allaient se faire laminer par les puissantes Mercedes et Auto Union à l’entame de la saison 1935 qui verrait, pour la première fois, attribuer un titre pilote de Champion d’Europe en fin de parcours. Proposition ou ordre ? Personne ne peut l’affirmer avec précision, mais il est sûr que la « demande » de produire une voiture surpuissante pour contrer la menace teutonne vint de très haut. Voire du plus haut de l’Etat italien. En 1933, Enzo Ferrari avait récupéré la construction et la maintenance des Alfa Romeo corse, c’est donc à lui et à ses collaborateurs que « l’ordre » fut donné de construire la machine capable d’aller damer le pion aux arrogantes voitures du Reich !
Plus de 500 chevaux !
Aucun moteur Alfa ne pouvant rivaliser en termes de puissance avec les 8 en ligne Mercedes et V16 Auto Union, l’ingénieur Luigi Bazzi revint à la solution de la double motorisation expérimentée quatre ans plus tôt. Mais, plutôt que l’accouplement côte à côte, il choisit une position inédite en « tandem » : les deux 8 cylindres en ligne seraient installés devant et derrière le cockpit d’un châssis P3 à l’empattement forcément rallongé, reliés entre eux par un bloc boîte-embrayage-différentiel, et dont la transmission aux roues arrière se ferait – comme sur une classique P3 – par deux arbres en V. Les deux moteurs seraient des 3165 cm3, donnant une cylindrée totale de 6,3 litres et délivrant la puissance faramineuse de 540 ch (à comparer avec les 430 des Mercedes et 375 des Auto Union) ! Les sourires satisfaits des élites fascistes lors de la présentation de la bête ne pourraient cependant pas masquer longtemps les réelles failles de l’engin démoniaque.
L’Alfa Romeo Bimotore, le monstre, fut testé en avril 1935 sur une portion de l’autostrada Bergame-Milan et la vitesse de pointe atteinte dépassa les 300 km/h (on parla de 337 km/h, mais le légendaire optimisme italien dans ce genre de données était à prendre en compte dans l’histoire). Résultat a priori satisfaisant, mais très incomplet selon les observateurs les moins aveuglés par la performance trompeuse. Parmi eux, les dirigeants de Ferrari. Ils savaient pertinemment que cette voiture pesant 1000 kg « à sec » (soit 1300 avec l’énorme quantité de carburant embarquée dans les réservoirs longitudinaux de chaque côté de la carrosserie, plus le pilote) ne conviendrait pas à la catégorie 750 kg qui régissait les Grands Prix du futur championnat européen.
Elle était en fait conçue pour des circuits très rapides comme Tripoli ou l’AVUS, où les courses étaient disputées en Formule Libre. L’important aux yeux des dirigeants nationalistes n’était finalement pas de gagner le championnat, mais d’en mettre plein la vue à l’Europe automobile en montrant la puissance créatrice du génie italien. C’était également un moyen comme un autre de convaincre Tazio Nuvolari de ne pas céder aux sirènes d’Auto Union, comme la rumeur le colportait depuis un petit moment, en lui confiant le volant d’une voiture pour le moins « extraordinaire ».
Englebert en lambeaux
Conçue en un temps record, cette Alfa Romeo Bimotore ne put être testée en vraies conditions de circuit et fut embarquée sans certitude aucune, mais avec des doutes certains, vers la Libye italienne et l’autodrome de Mellaha pour le Grand Prix de Tripoli le 12 mai. Et c’est bien là que le bât va blesser ! Il est à noter que les deux Bimotore construites allaient être allouées à Nuvolari, en version 6,3 litres, et à Chiron, en version plus « petite » de 5,8 litres et développant 510 ch.
Une telle puissance dispensée aux seules roues arrière allait naturellement provoquer de gros dommages aux gommes déjà fortement sollicitées dans cette épreuve très chaude, ce que confirmeraient les premiers essais : les pneus Dunlop partaient tous en lambeaux et on fit venir en urgence des Englebert réputés plus solides. Le problème ne fut que partiellement résolu et la course allait démontrer les graves imperfections – pour ne pas dire plus – de cette monoplace.
Oh certes, l’Alfa Romeo Bimotore se révéla très rapide, Nuvolari dépassant en trombe la Mercedes de Fagioli devant les tribunes surchauffées à la fin du premier tour pour partir à la poursuite du leader Caracciola, également sur Mercedes. Mais le petit Italien dut observer dès le sixième tour un premier arrêt aux stands pour monter des gommes neuves. Il s’arrêterait en tout quatre fois pour treize pneus changés ! Malgré une quatrième place finale pour lui, et une cinquième pour Chiron (1), le constat était sans appel : cette bagnole bouffait ses pneus comme pas imaginable, engloutissait une quantité astronomique de carburant, mais surtout se révélait très dure à manier dans les courbes, insuffisamment ralentie par des freins peu efficaces en regard de son poids hors normes.
Un petit record et… au placard !
Vraiment pas convaincu par l’expérience, Tazio Nuvolari tirait un peu la tronche à l’idée de la piloter à nouveau, mais les dirigeants de Ferrari lui firent remarquer que l’AVUS berlinois avec ses deux interminables lignes droites et autant de courbes conviendrait bien mieux à la Bimotore que Mellaha. La Scuderia Ferrari amena donc en Allemagne les deux Bimotore 6,3 Litres et 5,8 litres, mais un camion transportant un stock de pièces se perdit en route, ce qui fait que les deux monoplaces durent rouler avec des rapports de boîte inadaptés au tracé si particulier de l’AVUS. Est-ce cela qui pénalisa Nuvolari ?
Toujours est-il que le Mantouan ne put faire mieux que 6e dans la première manche de la course (disputée en deux manches et deux plateaux distincts) et fut de fait éjecté de la finale, seuls les quatre premiers étant retenus. Dans la deuxième, Louis Chiron conduisit prudemment de façon à éviter de s’arrêter pour changer ses pneus. Cette tactique prudente lui offrit une deuxième place inespérée, qui lui ouvrait les portes de la finale. Il y adopta la même stratégie, favorisée par la puissance moindre de son moteur, et finit habile 2e derrière Fagioli sur Mercedes, mais devant les deux Auto Union de Varzi et Stuck.
Ce résultat encourageant n’incita pourtant pas à la poursuite de l’expérience : il était clair que sur les épreuves conventionnelles, l’embonpoint de la Bimotore serait un handicap incontournable, et Nuvolari déclara sans ambages à ses patrons qu’il ne voulait plus piloter cette auto en Grand Prix. Sa clairvoyance fut récompensée deux mois plus tard au Grand Prix d’Allemagne où, au volant de son agile P3, il donna une magistrale leçon de pilotage aux pilotes des voitures allemandes.
Les officiels italiens ne voulurent cependant pas en rester là avec l’Alfa Romeo Bimotore : elle avait été conçue en vue des épreuves de grande vitesse, mais aussi des records sur autoroute, très prisés en ces années trente. Tazio Nuvolari accepta donc de remonter dans la grosse Alfa rouge, et établit le 15 juin 1935 sur l’autoroute Florence-la Côte le record de classe (5001-8000 cm3) sur le kilomètre lancé avec 321,428 km/h et celui du mile lancé avec 323,125 km/h. Ensuite de quoi, il reprit le volant de sa fidèle P3, tandis que la Bimotore était définitivement dirigée vers un garage des ateliers de la Scuderia Ferrari, avant que d’être vendue à un pilote amateur anglais qui la fit courir à Donington et Brooklands. Elle fut acquise des années après la guerre par Tom Wheatcroft pour son musée. Elle appartient aujourd’hui à une collection privée qui l’a prêtée au sieur Hüni pour notre plus grand bonheur.
(1) La course fut gagnée par Rudi Caracciola sur Mercedes, suivi de Achille Varzi sur Auto Union et Luigi Fagioli sur Mercedes.