A l’approche du Grand Prix de France 1988 au Castellet, les discussions ne tournaient qu’autour d’un seul sujet : les McLaren seraient-elles encore victorieuses et Prost trouverait-il sur le Paul Ricard qu’il connaissait si bien la motivation supplémentaire qui semblait lui manquer depuis quelques courses pour discuter d’égal à égal avec son talentueux, et encombrant, coéquipier Senna ? Les réponses furent apportées sans ambages tant aux essais qu’à l’issue de la course. C’était : oui !
Pierre Ménard
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Grand Prix de France 1988
Les organisateurs du Paul Ricard n’ont pourtant pas ménagé leur peine et leurs idées pour tirer une fois encore leur beau circuit vers le haut en prévision de ce Grand Prix de France 1988 : une troisième hauteur de rails sur toute la ligne droite du Mistral, plus de 11000 vieux pneus de protection, 3000 places créées dans de nouvelles tribunes, une nouvelle plateforme pour hélicoptère avec système de navette pour les spectateurs les plus fortunés, bref, de quoi faire causer. En bien, naturellement. Peine perdue ! Tout ce qui ressort des conversations d’avant Grand Prix, c’est : Senna ou Prost ? Prost ou Senna ?… Il est vrai qu’au regard de cette première demi-saison écoulée, force est de constater qu’il y a les McLaren…et les autres.
L’âpreté du combat
Jamais depuis les temps lointains des Alfa, Ferrari puis Mercedes triomphatrices de la première moitié des années cinquante on n’a assisté à une domination comme celle de l’écurie de Ron Dennis en 1988. Et la personnalité des deux héros est l’ingrédient plus que parfait pour concocter le plus diabolique des scénarios. Alain et Ayrton ont enlevé chacun trois Grand Prix, se répartissant le plus équitablement du monde les victoires et ne laissant que des miettes à leurs adversaires. Mais, grâce à deux podiums supplémentaires, le Français mène au championnat de 12 points, 45 à 33. Cette domination arithmétique ne reflète pour autant pas forcément la véritable physionomie du championnat.
Dès le Grand Prix de Monaco, le Français a clairement proclamé que l’attaque jusqu’au-boutiste de son team mate le déroutait. Il ne veut pas entrer dans ce jeu de roulette russe, dangereux selon lui, et compte en son for intérieur profiter pleinement de son immense science de la course pour dompter au final le pur-sang fou brésilien. Bien des années plus tard, nous aurons le loisir d’en parler avec lui (1), et il l’admettra volontiers : inconsciemment, il se voyait revivre son duel épique avec Lauda en 1984, et pensait naturellement qu’en ce Grand Prix de France 1988 il serait cette fois dans la peau de l’expérimenté pilote qui triomphe in-extremis en bout de course.
Prost en son jardin
Pour en revenir à l’ambiance d’avant Grand Prix au Castellet, les données du problème sont simples : le Paul Ricard, même raccourci, ouvre la série des circuits d’été rapides qui conviendront parfaitement aux McLaren. Déjà qu’elles avaient tout raflé avant, quelle angoisse pour les rivales ! Pour Prost, qui n’a jamais caché son aversion pour les tracés artificiels nord-américains qu’ils viennent de quitter – et que Senna affectionne particulièrement, c’est l’assurance d’évoluer dans un univers plus proche de ses critères. Pour Senna, c’est l’occasion de développer encore plus son impressionnante faculté à faire parler sa vitesse de pointe.
Mais pour tous les observateurs, LA question qui taraude est celle-ci : Prost va-t-il enfin réagir à la menace Senna qui tend à le repousser petit à petit dans le rôle du pilote trop prudent qui refuse les ultimes touches du combat rapproché ? Il faut croire que l’environnement du Paul Ricard va décupler les forces de celui qui y a tout gagné, et ce depuis son volant Elf en 1975.
Senna piégé
Depuis qu’il a posé ses fesses dans le baquet de la McLaren-Honda MP4/4, Ayrton Senna s’est fait un malin plaisir de profiter à fond de toutes les qualités de cette fabuleuse machine pour s’offrir six « pole » d’affilée dans les six premiers Grand Prix et ainsi affirmer avec autorité son statut de pilote le plus rapide de son époque. Et accessoirement, de faire sentir la différence entre eux à son adversaire équipé du même matériel que lui. Car la guerre psychologique commence par là, par cet exercice de funambule des qualifications que le Brésilien maîtrise à la perfection. Et qui, petit à petit instille un doute sournois dans l’esprit de Prost… et de ses supporteurs.
Si le samedi matin est conforme à la logique, Senna devant Prost, l’après-midi va changer la donne : Alain a mieux exploité qu’Ayrton les fragiles Goodyear sur le bitume très abrasif du Paul Ricard et claque un magnifique 1’07’’589 qui laisse tout le monde pantois, son coéquipier compris. Senna est à plus d’une demi-seconde, à 1’08’067 exactement ! Prost est évidemment satisfait d’avoir enfin conjuré le sort dans ces foutues qualifications du Grand Prix de France 1988, et surtout ravi d’avoir pu prouver chez lui devant son public qu’il était lui aussi capable de sortir un tour « banzaï » à la Senna. Ce qui suivra le lendemain n’en sera que meilleur.
Spleen de l’adversité résignée
Cette focalisation sur les deux protagonistes de McLaren et leurs exceptionnelles montures peut sembler excessive, mais elle reflète l’incontournable et déprimante réalité de cette première partie de saison pour tous les rivaux de Woking : aucune chance d’égaler ce duo exceptionnel, même en sortant le meilleur de sa machine. En tant que membres du « club turbo », Ferrari et Lotus jouent bien sûr dans la même cour que les voitures rouge et blanc du célèbre marchand de tabac américain (c’est bon comme ça, monsieur Evin ?), mais ont toutes les peines du monde à suivre la cadence. Les Ferrari F1/87/88C de Berger et Alboreto sont certes performantes, mais leur V6 turbo est trop gourmand et leurs pilotes ont tendance à massacrer leurs pneus, surtout Berger avec son pilotage… rugueux. Quant au champion du monde sortant Nelson Piquet, il doit composer avec une Lotus T100 trop lourde, qui de fait consomme beaucoup également, et à l’aérodynamique ratée – Ducarouge ne s’en apercevra que trop tard.
De la peine à respirer
Dans le camp « atmo », les Benetton-Ford B188 font figure de meilleurs outsiders au Castellet, et Thierry Boutsen et Sandro Nannini les amènent parfois à de belles places d’honneur. Mais tellement loin des critères édictés par les McLaren ! Les March-Judd peuvent également postuler aux premiers rôles dans l’avenir « tout atmosphérique » prévu pour l’an prochain, mais avec beaucoup de développement et d’amélioration. Côté tricolore en revanche, l’ambiance n’est guère à la fête !
Philippe Streiff n’a installé son AGS que sur la 9e ligne, à près de quatre secondes de la pole position ! Vaillante et animée d’une passion sincère, la petite écurie varoise est bien trop décalée, tant financièrement qu’au niveau de l’organisation, de ce qu’exige le haut niveau du sport automobile. Les Lola-Larrousse d’Alliot et Dalmas peinent avec leurs éternels problèmes de coupures moteurs, quant aux Ligier, c’est carrément une sombre bérézina qu’elles sont contraintes de subir. Les flonflons et le gâteau pour les 40 ans de René Arnoux n’y changeront rien : les JS31 à la conception audacieuse, mais totalement erronée, resteront pour la seconde fois de la saison dans le garage pour la course, pour la plus grande déception du public français. Heureusement, au Paul Ricard, il y a Prost !
Alain Senna et Ayrton Prost
Alors que les concurrents du Grand Prix de France 1988 ont dû composer avec un ciel couvert et une température relativement fraîche le vendredi et le samedi, le Mistral a fait son boulot dimanche matin : le ciel est dégagé et une forte chaleur est même prévue pour l’après-midi. Toutes les écuries font la même analyse : avec ce revêtement abrasif, il faudra s’arrêter au moins une fois pour changer de gommes. Au feu vert, la meute se rue vers le virage à droite de la Bretelle, emmenée par Prost qui s’impose au freinage devant Senna, Berger, Alboreto, Piquet, Boutsen et Nannini.
Sans surprise, le peloton va très vite se scinder en deux : les McLaren devant, s’éloignant un peu plus à chaque tour, et le reste derrière essayant de suivre le rythme. Berger sera le plus entreprenant à ce jeu-là, mais au détriment de ses pneus qu’il sera contraint de changer très tôt, au 22e tour. Pendant une trentaine de boucles, Prost et Senna se battent à coup de meilleurs tours en course, chacun rendant à l’autre coup pour coup. Cette fois, c’est clair : Alain n’a visiblement pas l’intention de se laisser marcher sur les pieds !
Impuissant, et impatient, Ayrton juge qu’il est alors temps de changer de tactique : avec des pneus frais, il aura plus d’arguments à faire valoir, et il rentre au 35e tour chausser de nouvelles semelles. Il ressort logiquement deuxième, à 21’’89 du leader. Ce dernier décide au 37e tour d’aller voir ses copains mécaniciens dans les stands. Sauf que l’un d’eux va s’emmêler les pinceaux avec son pistolet pneumatique. En effet, l’arrêt qui devait permettre à la McLaren n°11 de ressortir en tête va se prolonger et Prost ne reprend la piste qu’à 3’’6 derrière la n°12 ! La tension monte d’un cran dans les tribunes : Senna va-t-il faire son festival habituel en tête, ou bien Prost va-t-il avoir assez d’audace pour passer celui qui s’est bâti une réputation de pilote « difficile à doubler » ?
Derrière, la hiérarchie au Paul Ricard est relativement respectée, les Ferrari en tête du peloton – Alboreto ayant réussi à passer Berger au 46e tour – suivies de la Lotus de Piquet, puis des deux Benetton. Pendant ce temps, Prost se rapproche de Senna. Qui donne tout ce qu’il peut pour décrocher son rival, mais celui-ci réplique à chaque coup. La bataille est proche de son apogée ! Pendant 24 tours, le Français va harceler le Brésilien, cherchant la faille et attendant l’erreur. Qui va se produire au 61e tour.
Le secret du Castellet
La McLaren n°11 renifle la boîte de vitesses de la n°12 dans la ligne droite du Mistral quand les deux monoplaces abordent la courbe de Signes derrière la Lotus de Piquet et la Minardi de Pierluigi Martini. Le pilote carioca s’écarte pour laisser passer les deux furieux, mais l’Italien n’a vu que trop tard ce qui se trame derrière lui. Légèrement déventée par le sillage de la Minardi, la McLaren de Senna fait un léger écart vers l’extérieur tandis que le double droit du Beausset approche à une vitesse ahurissante. Senna semble hésiter une fraction de seconde. Prost, lui, ne réfléchit pas : il plonge vers l’intérieur dans ce virage où il a surpris bien des adversaires par le passé et serre les fesses en retardant son freinage au maximum. Il passe les deux monoplaces dans un souffle, à la plus grande stupeur de son coéquipier brésilien. Qui ne répliquera pas.
Le tour d’honneur en plus
Lors de ce Grand Prix de France 1988, Ayrton a des problèmes de boîte, mais surtout sait qu’il a trop consommé. D’autant que sur le muret des stands, ordre est donné aux deux protagonistes de se calmer à cause justement d’un carburant qui risque de manquer dans les ultimes kilomètres. Il lève le pied, alors qu’Alain continue sur son rythme ! Le Brésilien refuse même de prendre un tour à Berger : il craint de ne pas pouvoir rallier l’arrivée !
Prost la passe en trombe en dressant ses deux bras hors de son cockpit dans un signe de grande victoire, suivi trente secondes plus tard par Senna qui arrête sa voiture quelques mètres après la ligne, réservoir à sec. Radieux, le Français se paye le luxe d’un tour d’honneur pour aller cueillir les applaudissements chaleureux d’un public qui ne l’avait pas épargné par le passé, mais qui, en ce jour de juillet 1988 a retrouvé son grand champion capable de se sortir les tripes pour arracher la victoire des griffes du « Brésilien magique ».
De retour dans les stands du Paul Ricard, la McLaren victorieuse sur la piste du Paul Ricard a encore quelques litres dans le réservoir, de quoi faire un tour de plus. L’explication de cet écart de consommation ne tient pas seulement dans la différence de pilotage des deux hommes, Prost étant naturellement plus doux que Senna. Alain a passé près de 25 tours bloqué dans le sillage d’Ayrton et a, de fait, profité de l’aspiration. Au soir du Grand Prix, son bilan personnel est donc plus que satisfaisant : il a montré à tous que sa détermination était intacte et fait taire les critiques qui commençaient à poindre sur sa motivation à se battre à la loyale. De son côté, même s’il évoque des problèmes de boîte, Senna reconnait la supériorité de son coéquipier en ce week-end provençal et promet que la bataille ne fait que commencer.
Il a bien raison, car l’été sera chaud !
Notes
(1) Interviews menées en 2002 pour la rédaction du livre « Alain Prost, La science de la course » (Ed.Chronosports).