En dehors d’une date historiquement inhabituelle pour la tenue du Grand Prix de France 1983, le principal sujet à l’abord de cette édition au Paul Ricard était bien évidemment ces fameux ravitaillements en carburant qui avaient donné le ton à Rio quelques semaines plus tôt. Allaient-ils être adoptés par toutes les écuries ? Allaient-ils fournir un suspense et un spectacle améliorés ? Et, question angoissante, quid de la sécurité dans les stands pour les pilotes et les mécaniciens ?
Pierre Ménard
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Grand Prix de France 1983
Fin 1982, le grand livre de la Formule 1 clôt définitivement un chapitre de sa riche histoire, et pas n’importe lequel : celui de l’ère des voitures à effet de sol, ou wing cars. Technique diabolique inventée en 1977 par Colin Chapman (s’appuyant sur les travaux de deux de ses principaux collaborateurs, Tony Rudd pour le châssis, et Peter Wright pour l’aérodynamique), elle avait dépassé les limites du raisonnable dans la déportance des voitures et le législateur jugea nécessaire d’y mettre fin.
Exit donc les voitures à la carrosserie interne en forme d’aile d’avion inversée, place aux fonds plats générant – théoriquement – beaucoup moins d’appui (1). Ce règlement n’ayant été entériné que très tard ne permit pas aux différentes équipes de présenter leurs nouveaux modèles à temps pour le début de la saison et chacun amena des voitures intérimaires à Rio pour l’ouverture du championnat 1983. Aussi, quelle ne fut pas la stupéfaction des divers concurrents de voir débarquer dans le paddock brésilien la toute nouvelle Brabham BT52 !
Le lièvre Brabham
Gordon Murray n’avait pas tergiversé : dès les nouvelles règles connues, il avait jeté au panier les plans de la BT51-BMW à effet de sol conçue par lui dès l’été 1982 pour s’atteler à marche forcée au dessin d’une BT52 conforme au nouveau règlement. L’usine de Chessington s’était aussitôt muée en un commando de choc travaillant quasiment jour et nuit pour produire dans un temps record cette superbe et fine monoplace qui se paya le luxe de remporter la victoire aux mains de Nelson Piquet dès sa première sortie. La leçon était claire pour les rivaux de Brabham, Ferrari et Renault en tout premier lieu : il fallait se réveiller vite, vite, si on voulait rattraper un retard qui se paierait peut-être au prix fort en fin de parcours. Surtout pour Renault, moins avancé que Ferrari sur ce plan !
La Régie mit les bouchées doubles pour amener à Long Beach un exemplaire de la RE40 pour son leader Alain Prost, le nouveau coéquipier Eddie Cheever devant se contenter une fois encore de la vieille RE30. Manquant de mise au point, la nouveauté ne put offrir à son pilote qu’une médiocre 12e place dans un Grand Prix complètement fou remporté par des McLaren pourtant dépassées, et c’est dans ce contexte que l’ensemble du monde de la F1 reprit pied sur le continent européen pour un Grand Prix de France déplacé de l’été au printemps.
Les vacances ne paient plus
Les organisateurs de circuit Paul Ricard ont beau tourner le problème dans tous les sens, le point noir de leur trésorerie demeure toujours et encore un nombre insuffisant de billets vendus (seulement 32 000 entrées payantes en 1982, soit un déficit d’environ 10 000 places par rapport à l’équilibre escompté) combiné par un appétit sans cesse accru de la FOCA de Bernie Ecclestone qui augmente chaque année le prix de son plateau. Ne pouvant, hélas, jouer sur le deuxième paramètre, l’ASA varoise tente cette année de modifier le premier.
Considérant que les vacances estivales, loin de constituer une motivation pour les plaisanciers à quitter les rivages ensoleillés de la grande bleue pour monter sur le plateau aride du Castellet, sont en fait un frein pour la fréquentation du Grand Prix, pourquoi ne pas l’organiser tôt dans la saison pour attirer une clientèle nouvelle qui profiterait d’un temps plus clément que lors des canicules de juillet ? La FISA ayant accepté cette modification du calendrier, tout le monde se prépare donc à accueillir la F1 version 1983 avec ses ravitaillements en course lors du week-end du 15-17 avril.
Ravitaillements à l’anglaise…
L’aspect des stands du Paul Ricard lors du Grand Prix de France 1983 surprend instantanément les habitués des lieux : cuves de mise en pression du carburant, boas suspendus au-dessus de la piste, mécaniciens-ravitailleurs casqués en tenues ignifugées, pour un peu, on se croirait presque dans une course américaine de formule Indy.
La grande question demeure néanmoins : qui va ravitailler ? Les Brabham n’ayant pas un réservoir assez gros pour couvrir la totalité d’une course sans s’arrêter, le suspense est vite levé de leur côté – d’autant que c’est Gordon Murray qui a réintroduit en 1982 cette notion de ravitaillement. Il y a fort à parier que Ferrari et Renault l’utiliseront en course, au vu des systèmes plus ou moins volumineux amenés. En fait, les équipes « turbo » devraient faire rentrer leurs pilotes aux stands, alors que les « atmos » pourraient tenter le pari d’une course non-stop.
Les essais de ce Grand Prix de France 1983 servent donc à mettre au point la voiture, comme d’habitude devrions-nous dire, mais aussi à roder les équipes à ce nouvel exercice qui est de remettre de l’essence dans le réservoir et de changer les quatre pneus, le tout dans le temps minimum. Et la première frayeur va venir du stand… Brabham, où une pression mal maîtrisée du flux de carburant dans le boa fait déborder le liquide inflammable, heureusement sur un moteur froid (ce n’était juste qu’une « répétition). Plus de peur que de mal, mais l’ombre noire du danger plane sur ces périlleux moments. Et c’est peut-être ce qui pèsera dans le micro drame qui va se jouer dans l’écurie Alfa Romeo.
… et conspiration à l’italienne
Au volant de la toute nouvelle 183T au moteur V8 turbo, Andrea de Cesaris surprend le paddock en claquant le meilleur temps de la première journée des essais, devant les Renault d’Alain Prost et Eddie Cheever. Deux heures après, il est disqualifié ! La cause ? Un extincteur vide. L’accusation de tricherie est vite balayée, les monoplaces turbo ne jouant pas sur le poids limite.
Pour les patrons de l’écurie milanaise, Gianpaolo Pavanello et Carlo Chiti, c’est une faute incombant à un personnel, et le coupable idéal est tout trouvé : quelques jours plus tard, le directeur technique Gérard Ducarouge sera limogé sans autre forme de procès (2) ! Ceci dit, l’Alfa semble rapide et il faudra vraisemblablement compter avec elle pour la course (de fait, les deux 183T gagneront la quatrième ligne le lendemain).
La Régie devant
Lors des qualifications finales, Prost et Cheever en première ligne ont considérablement largué tous leurs adversaires. Pour tout dire, Alain a lui-même collé plus de deux secondes à son coéquipier, établissant 1’36’’672 contre 1’38’’980 pour l’Américain, le troisième Patrese sur Brabham ne pouvant mieux faire que 1’39’’104 !
C’est dire le gouffre qui sépare les monoplaces jaune et noir de leurs rivales. Grosso modo, les turbos monopolisent les premières lignes, suivies par les atmos qui n’en peuvent mais. L’intérêt de la course se situera vraisemblablement dans la gestion des ravitaillements, inédits pour Renault et Ferrari, et déjà maîtrisés par Brabham, pour ne parler que des prétendants sérieux à la victoire lors de ce Grand Prix de France 1983.
L’incertitude du passage à la pompe
Même si on reste confiant chez Renault en regard du potentiel de la nouvelle RE40, les dirigeants et pilotes de la Régie tentent de minimiser cette domination en évoquant l’exercice si redouté des ravitaillements en course. Toutes les équipes de pointe, même les Williams atmosphériques, ont opté pour un arrêt au stand, à l’exception d’Alfa qui finalement choisit la course non-stop – au plus grand soulagement des autres concurrents qui redoutaient la désorganisation de l’équipe italienne dans le maniement des boas à carburant.
A ce sujet, la FFSA réussit à faire un relatif ménage dans les stands pour l’épreuve, contrairement aux deux jours précédent : seuls ceux munis d’un laissez-passer spécial, membres actifs des écuries principalement, auront accès à l’allée où vont se transvaser des centaines de litres de carburant. Après quelques goûtes de pluie sans conséquences, c’est sous un ciel gris et dans une température modérée que le responsable sécurité et starter officiel de la FISA, Derek Ongaro, libère la meute hurlante des monoplaces à 14h30 !
La course
Sans surprise, les deux Renault emmènent tout le monde dans leur sillage, mais très vite Cheever se fait dépasser par Patrese. Deux tours plus tard, l’Américain reprendra son bien pour le garder jusqu’au premier tiers de la course. Derrière, suivent Piquet, Arnoux, Tambay, De Angelis et Warwick, le premier représentant des atmos étant Rosberg. Prost s’éloigne un peu plus à chaque boucle et tout le monde guette naturellement le moment fatidique des premiers arrêts aux stands. C’est René Arnoux qui ouvre le bal au 24e tour : 15’’71 pour enfourner 115 litres d’essence et changer les quatre pneus, bien joué !
Bien sûr, si on compare avec les temps que mettront les Formule 1 des années plus tard quand les ravitaillements seront devenus obligatoires, c’est long, mais pour l’époque, c’est réellement impressionnant. Cheever va mettre 17’’59 pour la même opération, là où Rosberg devra subir la maladresse du préposé au changement de roues (Williams a souvent eu le chic d’avoir dans ses rangs un mécanicien changeur de roues mal inspiré !) qui lui fera perdre plus de 26 secondes ! Mais le pompon va être décroché chez Renault, où on avait bien raison de se méfier de ce passage obligé par les stands.
Prost oublie de freiner
Au 29e tour, Prost arrive à son tour à son emplacement pour le plein et quatre pneus neufs. Mais ayant des problèmes pour maintenir son V6 à bon régime, Alain garde son pied droit sur l’accélérateur et, de fait, laisse sa pédale de frein inopérante. Naturellement, le train arrière tourne de façon libre, mettant à rude épreuve les nerfs des préposés au changement de roues. Résultat des courses : 24’’3 !
Paradoxalement, tout le monde garde son sang froid dans le stand des jaune et noir, et Prost reprend finalement la course derrière Piquet qui doit à son tour s’arrêter, puis repartir derrière son adversaire français. Celui-ci a opté pour une combinaison de gommes efficace qui lui permettent d’éloigner définitivement le danger Piquet. Et de battre le record du tour en course à cinq reprises ! Au 32e des 54 tours prévus, la messe est dite sur le plateau du Castellet.
Un bon résultat trompeur
Prost termine trente secondes devant Piquet et quarante et une devant Cheever, suivis par Tambay dans le même tour, Rosberg et Laffite complétant le sextet gagnant à un tour. Tel est le classement du Grand Prix de France 1983. Pour Alain et Renault, c’est le coup de boost espéré qui les replace dans la course au titre face aux Brabham et aux Ferrari. Coup de boost certes, mais un chouïa tardif.
Dans le sport de haut niveau, tout se joue souvent à un détail, et c’est précisément ce détail qui fera la différence en toute fin de saison sur les hauts plateaux de Kyalami.
Au-delà des polémiques sans fin liées au carburant illégal utilisé par les Brabham à partir de l’été, on ne peut pas s’empêcher de penser que si les gens de Renault avaient réagi de façon aussi prompte et pragmatique que Gordon Murray en amenant une RE40 déjà au point à Rio, les deux petits points qui manqueront à Prost en Afrique du Sud auraient à coup sûr été capitalisés dès le début de saison.
Notes
(1) Les ingénieurs de F1 n’étant jamais à cours d’idée récupèreront en quelques années l’appui perdu grâce à d’autres techniques aérodynamiques. Ce qui justifie l’intervention périodique de ces règlements a priori castrateurs, mais qui empêchent les concepteurs de produire des monoplaces frisant la pure folie.
(2) Ducarouge avait ramené Alfa Romeo sur la voie de la compétitivité dès son arrivée en 1981, en « renversant la table » : il avait transformé l’usine en jetant impitoyablement tout ce qui n’avait rien à y faire et en faisant construire à grands frais les outils nécessaires à une Formule 1 « moderne », se mettant ainsi à dos Chiti et Pavanello, qui apparemment n’avaient jamais accepté la venue du Français dans l’écurie. Selon celui-ci, l’épisode de l’extincteur vide avait été monté de toutes pièces par les dirigeants d’Alfa comme prétexte à son éviction de l’équipe. Heureusement pour lui, ses grandes qualités reconnues (sauf par les dirigeants d’Alfa Romeo) lui feront aussitôt ouvrir les portes de Ketteringham Hall chez Lotus où il entamera une des périodes les plus fastes de sa fructueuse carrière.