Les voyants étaient prêts à virer au vert à l’abord de ce sixième Grand Prix de France disputé sur le circuit du Paul Ricard : le public était annoncé nombreux, attiré par les belles promesses des deux écuries françaises Renault et Ligier qui avaient hissé cette saison leurs performances à hauteur de celle des écuries britanniques. Et pourtant les organisateurs avaient de quoi se faire des cheveux blancs car on risquait peut-être de déboucher sur un fiasco historique en cette fin du mois de juin 1980 !
Pierre Ménard
Classic Courses sur le Paul Ricard :
Circuit Paul Ricard – Genèse – Jean Pierre Paoli 1/2
Circuit Paul Ricard – Genèse – Jean Pierre Paoli 2/2
Circuit Paul Ricard – Trophée de France F2 1970
Circuit Paul Ricard – Sports Protos – Jarier en son jardin
Circuit Paul Ricard – Grand Prix de France 1971
Circuit Paul Ricard – Grand Prix de France 1978
Circuit Paul Ricard – Grand Prix de France 1980
Circuit Paul Ricard – Grand Prix de France 1990
Circuit Paul Ricard – Stéphane Clair
Ce ne sont pas tant les paysans en colère qui menacent de bloquer l’accès au circuit en déversant des tomates sur la route qui inquiètent les responsables du Paul Ricard, mais bel et bien la situation explosive qui prévaut entre la FISA et la FOCA à quelques jours du Grand Prix de France 1980. Il convient de rappeler que nous sommes à l’époque, ni plus ni moins, au bord de l’éclatement de la Formule 1 ! Amorcé en 1978 dès l’arrivée de Jean-Marie Balestre à la tête de la CSI (devenue FISA par la suite), le conflit entre l’autorité mondiale sportive et l’association des constructeurs britanniques représentée par Bernie Ecclestone est en train de tourner à la guerre intensive (1). Le Grand Prix d’Espagne qui vient de se disputer quinze jours auparavant a été le déclencheur des hostilités et ses résultats pèsent lourdement sur la probabilité de la tenue de l’épreuve varoise. Ses résultats, ou plutôt ses non-résultats, devrions-nous dire.
Boycott… or not boycott
Pour faire court, le Grand Prix d’Espagne fut remporté avec panache par Alan Jones sur sa Williams qui, de fait, reprit la tête du championnat à Nelson Piquet. Sauf que l’épreuve s’est déroulée, non pas sous l’égide de la FISA comme toute épreuve officielle, mais sous celle du RACE (Real Automovil Club de España), appuyé officieusement par la FOCA, à la suite d’imbroglios sans nom entre la FISA et la FOCA dès le début du week-end. Les écuries « FISA », Renault, Ferrari et Alfa Romeo, s’étant retirées dès les essais, Jean-Marie Balestre en profita pour déclarer hors-championnat la course madrilène, pour la plus grande fureur des teams britanniques, et celle d’Alan Jones en particulier.
En guise de représailles, Bernie Ecclestone interdit alors à ses membres d’envoyer leurs camions vers le Paul Ricard tant qu’il n’aura pas obtenu satisfaction sur des « problèmes techniques » impliquant les jupes coulissantes des wing cars qui offrent un avantage sérieux aux monoplaces anglaises, et que la FISA menace d’interdire dès 1981. Les chantages succèdent aux chantages, la bataille des communiqués fait rage et les organisateurs du Paul Ricard n’ont plus d’ongles à force d’imaginer leur plateau réduit à une dizaine de voitures « légalistes ». Nous sommes à deux jours de la première séance d’essais du Grand Prix et seules Renault, Theodore et Arrows sont à pied d’œuvre sur le plateau du Castellet. Autant dire que la panique la plus noire règne dans les bureaux de la direction du circuit ! La veille des premiers tours de roues officiels, les premiers camions immatriculés outre-manche franchissent enfin les portails du circuit et tout le monde se retrouve garé dans la garrigue au soir venu. La vanne à oxygène vient d’être rouverte en grand dans la cathédrale du Ricard !
Les vilains nuages noirs entre la FISA et la FOCA n’en sont pas écartés pour autant. Les deux parties ont juste trouvé un gentlemen’s agreement sur une nouvelle réunion dans les jours à venir. L’animosité entre les deux camps n’est pas près de retomber, on le constatera hélas la saison suivante, et ce jusqu’au début de 1982 et le Grand Prix de Saint-Marin où la FOCA rendra la monnaie de sa pièce à la FISA en boycottant l’épreuve. Les observateurs les plus attentifs remarquent dans le regard des Britanniques une hargne peu commune, et dans ceux de Jones une flamme incendiaire. C’est peu dire que le costaud Australien a une sacrée dent contre la FISA, et contre Jean-Marie Balestre tout particulièrement. Dans son autobiographie (Alan Jones, La rage en plus, Ed. Solar Sport, 1982), Alan écrira à propos de son état d’esprit à l’abord de ce Grand Prix de France : « Sachant que Renault avait appuyé Balestre dans l’affaire d’Espagne et que les Français s’étaient alliés avec les Italiens pour mettre en danger la saison et mon titre, je suis allé au Paul Ricard dans une humeur belliqueuse. J’avais non seulement grande envie de gagner, mais je voulais que ma victoire soit un geste personnel de défi ». Elle le sera !
Laffite héros illusoire
Sur le plan technique, les performances enregistrées sur le circuit provençal vont encore monter d’un cran cette année. Les meilleures monoplaces, Ligier et Williams, avalent la courbe de Signes à plus de 280 km/h dans une stabilité parfaite (alors que toutes les autres louvoient à cet endroit) et les Renault sont les seules chronométrées à plus de 300 km/h dans la longue ligne droite du Mistral, 305 km/h exactement. Mais, contrairement à ce que va croire une bonne partie du public enchanté, mais inconsciemment leurré, de voir les voitures tricolores autant à la fête, la clé de la victoire ne va pas se cacher dans ces démonstrations de gonflage de muscles.
Passer Signes à fond, ou filer comme un missile dans le Mistral, est certes important, mais être rapide tout en étant stable à peu près partout l’est plus encore. Et Jones l’a mieux compris que quiconque. Avec l’aide des ingénieurs de chez Williams, Patrick Head et Franck Dernie en tête, il table sur une forte usure des pneumatiques durant la course à cause de la chaleur et choisit de monter à l’avant des jantes 15’’, plus étroites que les traditionnelles 13’’, mais à la circonférence plus grande et donc au moindre degré d’usure. Ce que le clan Ligier ne fera pas pour privilégier le compromis vitesse de pointe/ stabilité. De fait, Jacques Laffite claque une belle pole position avec 1 38’88 (celle de Watson en 1978 avait été fixée à 1 44’41), suivi par Arnoux et Pironi à plus d’une demi-seconde, Jones n’étant « que » 4e.
Derrière, la belle surprise vient du jeune Alain Prost, qui a fait ses débuts de pilote de F1 en tout début de saison et retrouve avec plaisir le circuit qui l’a vu triompher lors du volant Elf en 1975, puis glaner de beaux succès dans les formules inférieures. Sa McLaren semble mieux que lors des précédents Grand Prix puisqu’il la place à la 7e place de la grille, juste devant le leader du championnat du monde, Nelson Piquet, qui n’a pas réussi à trouver le bon compromis vitesse/ adhérence sur sa Brabham. L’autre Français très attendu est naturellement Patrick Depailler qui revient à la compétition cette année après son terrible accident de deltaplane en 1979. Sa puissante Alfa Romeo file vite sur le Mistral, mais ailleurs, c’est beaucoup moins satisfaisant et lui et son coéquipier Giacomelli n’occupent que la
5e ligne. Ensuite viennent la cohorte de tous ceux qui n’espèrent guère plus qu’une arrivée sous le drapeau, dont les pauvres Ferrari 312 T5 de Villeneuve et Scheckter, totalement larguées par rapport à la concurrence (18e et 20e temps). On sait à Maranello que l’ère atmosphérique est proche de la fin – la nouvelle 126C turbo ayant été présentée à Modène quelques jours auparavant – et le champion du monde 1979 sud-africain prend la chose sous l’angle du philosophe tandis que le petit Québécois, qui n’espère rien de la course, a décidé de s’amuser et régale le public d’immenses travers dont lui seul a le secret.
L’Union Jack revanchard
Il fait grand beau au matin de la course et la météo annonce de la chaleur pour l’après-midi, malgré un fort mistral. Alan Jones peut sourire, son pari a toutes les chances d’être remporté. Et le meilleur temps signé au warm up du matin ne peut que lui donner confiance. Chez Ligier par contre, c’est plutôt l’inquiétude qui règne : on a détecté la veille une fuite d’essence dans la voiture de Laffite et il a fallu transférer dans la nuit les organes essentiels sur le mulet. En espérant qu’il sera aussi bien réglé que le châssis utilisé la veille !
Dès le départ et les premiers tours, c’est en tout cas ce qu’on déduit dans le clan français : Jacques s’est envolé en tête de façon imparable, avec Pironi, Arnoux, Reutemann et Jones à ses basques, et accroît son avance à raison d’une seconde par tour. Les deux seules voitures qui sont restées scotchées sur la ligne de départ sont le Brabham de Zunino privée d’embrayage et la Renault de l’infortuné Jabouille qui a cassé cette fois un demi-arbre de transmission. Le « Grand blond » est décidément maudit en cette saison 1980 : deux victoires quasi-certaines envolées au Brésil et en Afrique du Sud au profit de son heureux coéquipier Arnoux, et pas une seule arrivée dans les points. Comme l’an passé, il enlèvera une seule victoire, en Autriche, mais ne scorera en aucun autre endroit. Drôle de parcours en Formule 1 que celui de l’homme qui fit triompher le turbo pour la première fois en Grand Prix…
Pour en revenir à la course, la prédiction de Head et Dernie va petit à petit se révéler exacte. Après une belle chevauchée en tête, la Ligier n°26 commence à devenir instable à compter de la mi-course. Ayant auparavant passé Pironi en force dès le 8e tour, Jones s’efforce, lui, de toujours mieux sortir du virage de la Sainte-Baume qui conditionne la ligne droite du Mistral pour y gagner progressivement du terrain sur Laffite. Le public désappointé ne peut que le constater : l’écart entre la monoplace bleue et la blanche et verte se réduit à chaque passage. La jonction s’opère au 35e tour : Alan dépasse Jacques comme à la parade au freinage de la chicane de l’Ecole, et va s’envoler vers une victoire jouissive. Laffite le confirmera au sortir de son cockpit : sa monoplace devenait de plus en plus attirée vers l’extérieur par un sournois sous-virage, causé par l’usure excessive des pneus avant. A tel point qu’il sera obligé de laisser passer Pironi en fin de parcours pour se contenter de la troisième place, Arnoux arrivant juste après, devant Reutemann et Piquet. Le pauvre Prost ne pourra voir sa belle performance des essais transformée en course, par la faute d’un différentiel cassé au 6e tour, Depailler abandonnera sur des problèmes de tenue de route et le dernier Français de la liste, Jean-Pierre Jarier terminera péniblement sur sa modeste Tyrrell à une anonyme 14e place. Une fois encore au Paul Ricard, le drapeau tricolore n’aura pu être hissé haut. Le public français va en revanche devoir assister à une parade quelque peu narquoise de la part du vainqueur du jour !
Dès la ligne d’arrivée franchie, Alan Jones s’empara du drapeau britannique que lui tendait le chef mécanicien de chez Williams, Ian Anderson, et promena l’étendard de la perfide Albion sur les 5,8 km du circuit Paul Ricard. Nul doute que sous son casque blanc, l’Australien riait et savourait pleinement ce grand moment de chambrage anti-Balestre. De façon plus prosaïque, Jones reprenait la tête du championnat grâce à cette deuxième victoire après celle de l’Argentine en tout début de saison (et après celle de l’Espagne, mais bon, on n’en reparlera pas). Le sourire continua à illuminer le visage d’Alan sur le podium, flanqué par les deux Français défaits du jour, Pironi et Laffite, jusqu’au moment où on lui amena un cheval sur lequel on l’invita à s’installer. Jones se rembrunit et crut à une nouvelle mauvaise blague de ces maudits froggies, jusqu’à ce qu’on lui explique qu’il avait en fait gagné ce cheval ! Le pilote, qui possédait une immense ferme en Australie, fit donc expédier l’équidé vers les antipodes via Londres et déclara par la suite, toujours dans son autobiographie : « J’estime qu’il [le cheval] a décroché le gros lot… […]… si un Français l’avait gagné, il aurait finalement fini dans une assiette ».
Notes
(1) Dès la fin des années soixante et durant les années qui suivirent, il était un fait établi que les dirigeants (bénévoles) de la CSI, devenue FISA, avaient été dépassés par la tournure économique que prenait la Formule 1. Le rusé Bernie Ecclestone y vit là une occasion inespérée de prendre le pouvoir et avança ses pions sur le devant de la scène sportive au travers de la FOCA (Formula One Constructors Association), devenant juge et partie sur bien des plans. Jean-Marie Balestre voulut dès son accession à la tête de la FISA rétablir l’équilibre des pouvoirs et l’autorité de la Fédération Internationale du Sport Automobile. Mais ses relations avec les Britanniques prirent vite une tournure de vinaigre et, de conflits en conflits, on en arriva à une guerre totale qui faillit véritablement faire voler en éclat la Formule 1, les écuries FOCA (celles équipées du V8 Cosworth) d’un côté et les FISA (Renault, Ferrari, Alfa Romeo) de l’autre.