Dans le monde de la course automobile des années cinquante, la dichotomie entre le Nouveau et l’Ancien monde était très marquée. Il venait alors à l’idée de peu de pilotes étasuniens d’aller limer le bitume en Europe alors qu’on avait « tout ce qui fallait » à la maison. Dan Gurney faisait partie de cette bizarre minorité.
Pierre Ménard
Celui qui sera plus tard surnommé « Dan The Man », ou encore « le grand Dan », s’était très tôt passionné de compétition automobile. Mais il ne se satisfaisait pas de s’imaginer tourner en ovale comme un moustique énervé au milieu d’autres moustiques tout aussi excités. Il rêvait de grands espaces, de tracés naturels, de virages aussi multiples que variés, bref, de tout ce qu’il voyait dans les revues de sports mécaniques qu’il dévorait chaque semaine et qui lui parlaient de Nürburgring, de Silverstone, de Monza, de Spa, du Mans. D’Europe, quoi ! L’Europe ! L’Europe ! Le futur champion sautait sur place rien qu’à l’idée d’aller piloter là-bas. A la première opportunité, il plia sa combinaison et quelques affaires dans sa valise, et prit le premier Boeing pour la France, la Sarthe… et le paddock du Mans. Nous étions en juin 1958.
Un Américain… europhile
Gurney était réellement intéressé par l’innovation mécanique et, à ses yeux, seule la technologie européenne était propre à satisfaire sa curiosité. Il était évident pour un jeune homme de 27 ans que piloter une Ferrari au Mans était comme rêver les yeux ouverts. Mais Dan avait fait ce qu’il fallait pour cela : sans moyens, mais avec une volonté farouche, il avait bouffé du kilomètre dans des affrontements plus ou moins improbables aux États-Unis au volant de voitures pas forcément affutées dans l’espoir fou de se faire remarquer. Par qui ? Il ne le savait pas bien, mais il savait que ça finirait bien par payer un jour. Pari gagné car, de fil en aiguille, c’est carrément Luigi Chinetti himself qui fut impressionné par le talent de ce grand beau gosse au sourire désarmant lors d’une course à Palm Springs où il battit la Maserati de Carroll Shelby. Voilà comment Daniel Sexton Gurney devint pilote officiel au Mans sur une Ferrari du NART (1).
Dan va bâtir l’essentiel de sa carrière, et de sa gloire, en Europe. Et c’est en cela qu’il deviendra un héros américain très atypique : profondément patriote, il accorda néanmoins la priorité de ses choix à ce qui se passait sur le vieux continent. Il va de plus s’attacher à faire progresser les jeunes marques qui l’emploieront et son nom restera attaché aux premiers succès de noms prestigieux comme Porsche ou Brabham, pour ce qui est de la Formule 1. Car, même si elle fut sanctionnée par un abandon, cette première prestation dans la Sarthe (2) lui ouvrit les portes de Maranello, où il retrouva son compatriote Phil Hill, qui avait gagné au Mans en juin, et où ils vont cohabiter en Sports mais surtout en Formule 1. Car, là-encore autre particularité, Gurney n’aspirait qu’à conduire une F1, summum de la technologie selon lui. Quand Hill fut sacré champion du monde en 1961, le grand Dan avait pourtant quitté l’honorable maison depuis longtemps.
L’artisan des premiers succès
C’est un des mystères de certaines carrières chez Ferrari : Dan n’avait pas démérité, loin de là (3), mais il ne fut pas retenu pour 1960. Dès lors, tout son parcours en Formule 1 se fera dans des écuries débutantes (si on veut bien excepter BRM qui ramait depuis quelques années, et dont il s’enfuit bien vite) (4) : Porsche, Brabham et bien sûr Eagle, auxquelles il apportera tout son sérieux et sa réflexion méthodique, deux qualités bien utiles pour un pilote désireux de faire progresser son équipe dans la mise au point d’une voiture. Et, suprême récompense, il offrira aux trois dernières nommées leur premier succès en championnat du monde ! Il ne fut pas remercié à sa juste valeur de son travail chez Porsche, puisque quelques mois après son succès au Grand Prix de l’A.C.F. 1962, la firme de Zuffenhausen – qui n’avait jamais fait mystère de son peu d’appétence pour la catégorie dite « reine » – annonça qu’elle tirait définitivement le rideau de la boutique F1 pour se concentrer sur les GT et les Sports. Jack Brabham avait alors besoin d’un équipier travailleur et motivé pour son écurie inaugurée cette même année, et le profil de l’Américain lui convenait parfaitement. Trois années plus tard, quand les deux hommes se séparèrent sur une chaleureuse poignée de main et une franche tape dans le dos, les deux savaient que le futur immédiat allait apporter la concrétisation de leurs efforts tout au long de leur fructueuse collaboration. Jack avait un programme solide pour la nouvelle Formule 1 3 litres qui se profilait pour 1966, et Dan partait dans l’aventure la plus excitante qui soit pour un metteur au point de son calibre : piloter sa propre voiture !
En voyant partir son alter ego vers son destin, Jack savait ce que Dan éprouvait : il l’avait lui-même vécu en quittant Cooper fin 1961 pour monter sa propre structure. Gurney était, lui, reconnaissant envers son patron : il avait appris de lui énormément au niveau technique tout au long de ces trois saisons passées à Chessington et avait vu comment Ron Tauranac (5) gérait la maison. Les Brabham étaient des monoplaces simples et solides qui s’affinèrent au fil des Grands Prix jusqu’à la voie vers la victoire. Si historiquement, c’est Jack qui récolta les premiers succès, dans des épreuves hors-championnat en 1963, c’est bien « Dan The Man » qui imposa l’écurie en 1964 à deux reprises dans les manches officielles, en France (comme deux ans plus tôt avec Porsche) et au Mexique en toute fin de saison. En 1965, Jack se concentra sur la future réglementation 3 litres et négligea quelque peu la dernière monoplace 1500 cm3 (l’avenir lui donnera raison). Dan en profita pour en arriver à la conclusion qu’il était temps pour lui de voler de ses propres ailes. Mais là-encore, d’une manière totalement atypique pour un « Yankee ».
L’Aigle rutilant
En 1965, Goodyear avait gagné son tout premier Grand Prix de Formule 1, au Mexique avec la Honda de Ritchie Ginther. Pour le manufacturier d’Akron en Ohio, la véritable gloire se gagnerait néanmoins sur les ovales des Etats-Unis, et spécialement à Indianapolis.
Et le pilote emblématique qui devait guider ce grand projet n’était autre que Dan Gurney ! Enfin, ça c’était ce que les dirigeants avaient imaginé dans leur candide optimisme. Poli et attentif, le pilote Brabham écouta, puis avança ses arguments : Indianapolis ne l’intéressait qu’à la condition sine qua non que Goodyear lui finance en parallèle une partie de son projet de Formule 1 qu’il allait baptiser AAR (All American Racers pour la raison sociale, et Anglo American Racers pour la stricte Formule 1). Sous ses belles manières et son sourire engageant, Gurney dissimulait une détermination infaillible : il voulait construire cette voiture et triompher avec. On le comprit bien à Akron et on signa tout ce que le bel Américain voulait.
Ainsi apparut en 1966 la fameuse Eagle bleu et blanc, d’abord motorisée par un vulgaire 4 cylindres Climax 2,7 litres en attendant la perle promise, le V12 Weslake conçu par Harry Weslake et assemblé dans les ateliers d’Aubrey Woods. Une fois équipée de son bijou 3 litres, l’élégante monoplace attira tous les regards. Sa finition impeccable, sa coque en magnésium, ses suspensions et ses échappements en titanium impressionnèrent même les plus blasés. Après une victoire hors-championnat début 1967 à l’International Trophy, elle offrit les espoirs les plus fous à son pilote quand il la fit triompher en juin sur un des grands circuits qui faisait frissonner le jeune fan à l’époque héroïque où il dévorait les magazines de course automobile : Spa-Francorchamps. Lorsque le Star spangled banner résonna dans le célèbre vallon de l’Eau Rouge, Dan Gurney était rayonnant: non seulement il avait atteint son but premier, devenir le premier constructeur américain à s’imposer en Grand Prix, mais en plus c’était la deuxième fois en une semaine qu’il entendait son hymne national depuis la première marche d’un podium en Europe !
La dixième est la bonne
Outre la Formule 1, l’Endurance passionnait le pilote américain qui montra tout son talent en enlevant des victoires prestigieuses comme les 12 Heures de Sebring en 1959 sur une Ferrari 250 TR partagée avec Gendebien, ou encore les 1000 km du Nürburgring 1960, associé à Moss sur une Maserati Tipo 61. Mais le graal du Mans se faisait toujours attendre. Dan retourna chaque année dans la Sarthe. Ferrari, Jaguar, Porsche, autant de belles promesses, autant de désillusions. Seule la Cobra Shelby lui procura la satisfaction d’une victoire de classe (GT) en 1964. Mais la victoire absolue lui échappait toujours. Incorporé au projet Ford en 1966, il dut encaisser un nouvel abandon sur la MkII partagée avec Jerry Grant. En 1967, on lui adjoint A.J.Foyt, un solide pilote spécialiste des ovales US… qui n’avait jamais fichu les pieds au Mans ! De plus, le boss Carroll Shelby misait sur l’équipage véloce McLaren-Donohue qui avait réalisé la pole position, alors que Dan et A.J. n’étaient que 9e. Mais celle qu’on eût vite fait de surnommer « la course du siècle » allait être terrible pour Ford : six abandons sur huit voitures engagées ! En tête, Foyt mais surtout Gurney maintinrent un rythme de Grand Prix et sauvèrent Dearborn du désastre face à Maranello en terminant premier devant deux Ferrari 330 P4. A sa dixième participation, Dan Gurney pouvait enfin laisser sa joie éclater sur le podium du Mans le 11 juin 1967. Le 18, il savourait à nouveau le champagne de la victoire à Francorchamps. Dan était alors loin de s’en douter, mais ses bonheurs de pilote allaient se terminer avec cette semaine fastueuse.
En Formule 1, le sort s’acharna dès lors sur la petite structure AAR : fragilité des blocs Weslake, budgets en baisse de la part de Goodyear et surtout impossibilité pour un seul homme de tout régir, tout concourut à la perte de l’écurie. Malgré toute sa bonne volonté, Dan Gurney dut se résoudre à clore l’épisode F1 fin 1968 pour se concentrer sur l’Indy. Car AAR était bien entendu également impliquée à Indianapolis (les clauses du contrat avec Goodyear). Une 2e place en 1968 et une 3e l’année suivante furent ses seuls titres de gloire dans l’Indiana en tant que pilote. Il approchait des quarante ans et savait qu’il devrait raisonnablement privilégier la direction de son équipe. Le pilote Gurney céda donc la place au team manager qui eut la satisfaction de voir ses voitures triompher sur le célèbre Brickyard à trois reprises.
AAR perdura en compétition jusqu’au crépuscule des années 1990, puis continua à œuvrer dans l’ingénierie mécanique. Une de ses dernières créations en 2012 fut la fameuse Delta Wing ultra-légère, développée en partenariat avec d’autres industriels américains, dont Don Panoz, et qui participa au Mans la même année. Lors des années récentes, le directeur d’AAR se rendait volontiers sur tous les circuits, souvent invité d’honneur en regard de tout ce qu’il avait apporté au sport automobile. Car, outre ses grandes qualités de sportif, Dan Gurney était un homme honnête et simple, qui n’avait jamais triché avec quiconque. Il sera extrêmement difficile de trouver quelqu’un pour dire du mal de Dan Gurney tant il était aimé et respecté par tous. Farewell mister Gurney.
- North American Racing Team, écurie fondée en 1958 par l’importateur officiel Ferrari en Amérique du Nord, Luigi Chinetti.
- Sur une 250 TR partagée avec Bruce Kessler, qui aura un accrochage avec la Jaguar de Bruissin, alias « Mary ».
- En 1959, il signa plusieurs podiums en F1, et enleva les 12 heures de Sebring associé à Phil Hill, Olivier Gendebien et Chuck Daigh.
- L’imparfaite BRM 48 lui causera à Zandvoort une des grandes frayeurs de sa vie : son frein arrière unique ayant cédé, elle sortit à Tarzan et faucha quelques personnes, dont un commissaire qui fut tué. Dan perdit totalement confiance en son équipe et signa chez Porsche pour 1961 et 1962, imité par son team mate Jo Bonnier.
- L’associé historique de Jack Brabham dans l’écurie, d’où le « BT » (Brabham Tauranac) qui accompagnait tous les numéros de modèle de la marque.