16 juillet 2016

Le chagrin de Ken Miles – 4e Partie

Epilogue

Se rend-on compte de nos jours de ce que représentait une victoire aux 24 Heures du Mans pour un coureur automobile des années soixante ? Certes, Le Mans est resté une grande course, et même une très grande course, mais l’impact sur le public n’a plus rien à voir avec ce qu’il était il y a cinquante ans. C’était, sans conteste, la plus grande course du monde, loin devant les 500 Miles d’Indianapolis ou les grands prix de Formule Un. Et pour les pilotes victorieux, l’assurance d’une renommée mondiale, et parfois même le couronnement d’une carrière (1).

René Fiévet

1ere partie : “It’s bloody awful”
2e partie : « you’d better win »…  
3e partie :  « And so ends my contribution to this bloody motor race »
4e partie : Epilogue

Ken Miles (4) - photo 1

(source : www.auslot.com)

Bruce McLaren fit une description amusante de la période qui suivit sa victoire. « À partir de là, ce ne fut plus que drapeaux à damier, champagne et voitures avec chauffeur. Chris et moi, nous avons été transportés par avion vers les États-Unis pour assister à des réceptions organisées par Ford. L’énorme Lincoln venue nous chercher à l’aéroport de New York avait un drapeau de la Nouvelle-Zélande sur une aile et la bannière étoilée sur l’autre. Dans le salon cossu de 12 mètres de long environ derrière le chauffeur, nous avons traversé New York, avec la très forte impression d’être comme le monarque régnant passant sous les regards du bas-peuple. Maintenant, je sais à quel point la vie est dure quand on est au sommet. (2) »

Nul doute qu’un tel récit aurait laissé Ken Miles insensible. « Bullshit, que tout cela », aurait-il commenté : il était au-dessus de ces marques d’honneur. Peut-être même y aurait-il trouvé une amère satisfaction : « au moins, j’aurai échappé à cela », aurait-il pensé, avec cet esprit sarcastique qui le caractérisait. Il était revenu chez lui, dans sa maison située sur le Sunday Trail à Hollywood Hills, près de Mullholland Drive, ruminant sa rancœur. « Il n’arrivait pas à surmonter cela » (« he just couldn’t get over it »), déclara son coéquipier Denny Hulme. Il refusait les demandes d’interviews de la presse, mais avait fini par se confier au journaliste Bob Thomas, du Los Angeles Time, qu’il connaissait bien. Il lui dit des choses pleines de signification : « Je pensais qu’on avait gagné, et puis nous avons été déclassés pour des raisons strictement techniques. Toute la responsabilité en incombe à Ford : j’avais protesté contre cette idée de classement ex aequo. Je leur avais bien dit que cela ne pouvait pas marcher. » A la fin de l’entretien avec le journaliste, il sembla hésiter néanmoins : « Robert, faites attention à ce que vous allez écrire. Je travaille pour ces gens. Ils ont été extraordinairement bons avec moi ( they have been awfully good to me) » (3). Il ne pouvait pas totalement oublier que les trois années qu’il venait de passer, d’abord sur le projet Cobra, puis sur le projet Ford GT40, l’avaient comblé au-delà de toutes ses attentes, aussi bien au plan professionnel que sportif.

Il donna également une interview sur la station de radio de Los Angeles, KRHM, dans laquelle il fournit un exposé lucide de ce qui s’était passé. Il commença par louer les dirigeants de l’ACO pour avoir respecté les règles et pris la seule décision possible. Puis, il évoqua la décision de Ford de mettre en scène l’arrivée des voitures : « cette décision leur appartient. S’ils ont les informations, ils peuvent dire : « Eh bien, dans les circonstances présentes, nous estimons qu’il n’y a aucune raison pour laquelle Bruce ne devrait pas gagner la course.«  Ou bien, ils peuvent dire : « dans ces circonstances, nous estimons que Miles devrait gagner la course. » C’est à eux de prendre une décision, et personne ne le fera pour eux. Ils font courir les voitures ; c’est leur argent. Ils paient les violons, ils peuvent choisir la musique » (4). On voit bien toute la rancœur que contenait implicitement cette vision des choses : Ken Miles exonérait de toute responsabilité les dirigeants de l‘ACO pour mieux accabler les dirigeants de Ford : ces derniers avaient parfaitement le droit de décider que McLaren et Amon devaient gagner la course, s’ils le souhaitaient. Encore fallait-il qu’ils le fassent en connaissance de cause ; ce qui n’avait pas été le cas. Bref, les dirigeants de Ford n’étaient pas coupables d’avoir été injustes envers lui, ils étaient coupables d’avoir été ridicules, par incompétence. La charge était féroce, bien dans le caractère de Ken Miles.

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Ken Miles (4) - photo 2Ken Miles au volant de la J Car le 17 aout 1966, peu avant l’accident (source : www.flickr.com)

Et puis, la vie continuait. Cette vie de pilote-essayeur qui le comblait au-delà de tout ce qu’il avait pu espérer. Il y avait un nouveau défi à relever : la J-Car, que Ford souhaitait engager dans la série Canam. Il faisait exceptionnellement chaud ce 17 août 1966, à Riverside, alors que l’équipe Shelby Motoring s’était transportée avec la J Car, cette version de la GT40, à l’allure si étrange, qui avait été vue pour la première fois aux essais préliminaires du Mans en avril. Cela faisait déjà plusieurs heures que Ken Miles tournait avec la voiture pour essayer une nouvelle version, dite « jump box », de la boîte de vitesse. Selon tous les témoignages, Ken Miles affichait, ce jour-là, une forme physique resplendissante ; comme toujours, pourrait-on dire, chez ce grand professionnel. Ken Miles avait emmené avec lui son fils Peter, âgé de 15 ans. Celui-ci prêtait une attention distraite à ce qui se passait sur la piste où son père était en train de tourner. La journée touchait à sa fin, et l’équipe s’apprêtait quitter le circuit alors que Ken Miles effectuait ses derniers tours d’essais.

Ken Miles (4) - photo 3La dernière photo de Ken Miles, le 17 août 1966 (source : www.cobracars.be)

Au son de la voiture, il sembla à Peter Miles que son père poussait celle-ci dans ses limites. Puis, il n’entendit plus rien ; et en tournant la tête vers le virage 9, il vit une immense boule de feu. Quand l’équipe Shelby Motoring arriva sur les lieux, Ken Miles gisait à quelques mètres du véhicule qui se consumait. Il avait été éjecté sous la violence du choc, avec son casque à côté de lui, la boucle encore attachée. Il avait été tué sur le coup, suite à un énorme choc crânien.

L’accident eut un témoin, un pompier nommé Jud Weirbach. Il avait vu Miles pousser à environ 180 mph (290 km/h) dans la longue ligne droite qui menait au virage 9 (virage à gauche). Comme d’habitude, il avait décéléré puis freiné jusqu’à environ 100 mph pour aborder le virage lorsque l’extrémité arrière soudainement obliqua vers l’intérieur de la piste. Suite à la correction effectuée par Miles, l’arrière partit en sens inverse vers la partie droite de la piste où le sol était couvert de poussière. La voiture était presque totalement de travers quand elle quitta la piste. Elle rebondit sur un remblai et effectua plusieurs tonneaux dans le sens avant-arrière. Miles fut éjecté lors du troisième tonneau. (5)

Par la suite, Carroll Smith et Peter Miles firent lentement le tour de la piste à la recherche d’indices pouvant expliquer ce qui était arrivé. Ils ne virent rien mais, près de l’accident, ils trouvèrent deux marques de dérapage causées par les pneus arrière. Phil Remington émit l’hypothèse que la transmission expérimentale s’était bloquée. Bob Riley, un ingénieur de Kar Kraft, pensait qu’une défaillance des freins était plus probable. John Wanderer, directeur d’équipe d’Holman & Moody, insistait sur le fait que la voiture était aérodynamiquement instable, ce qui avait provoqué sa perte de contrôle par le pilote (il avait vu, disait-il, l’extrémité arrière se soulever du sol juste avant l’accident). D’autres pensaient que le châssis très innovant, mais en grande partie non testé, assemblé pour une large part avec de la colle ultra résistante, s’était brisé sous les efforts auxquels Miles soumettait la voiture, ce qui avait empêché les roues arrière de tourner. Pour tous, il était évident que les circonstances de l’accident excluaient une erreur de pilotage. Shelby se trouvait à Detroit au moment de l’accident. Il prit l’avion immédiatement pour Riverside. Il était bouleversé : « Nous n’avons personne pour prendre sa place. Personne. Il était notre référence, notre guide. Il était l’épine dorsale de notre programme (6). »

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Ford mena une enquête approfondie. La Division aéronautique de Ford, Aeronutronic, envoya une équipe, et chaque pièce de l’épave fut examinée comme s’il s’était agi d’un accident d’aviation. Mais la voiture était à ce point détruite que rien ne put être démontré, et la cause de l’accident ne fut jamais établie avec certitude. Ce qui permit à Ford de s’exonérer partiellement de la responsabilité de l’accident : « the evidence is that it was not mechanical, we can’t pinpoint anything which fails in the car before the crash » déclara Don Frey (8). Dernière bassesse, ultime petite vilenie à l’endroit de Ken Miles, alors que personne n’avait songé à invoquer une erreur de pilotage de sa part.

Ken Miles (4) - photo 5 Ken Miles (4) - photo 4

Jacque Passino, Directeur de la compétition chez Ford (source : www.fordshelbygt350forum), et Leo Beebe, responsable du projet le Mans (source : www.blog.hemmings.com).

Ken Miles est resté un personnage célèbre dans les milieux du sport automobile américain. Pour cette raison, l’arrivée des 24 Heures du Mans 1966, « the controversial finish« , a continué, longtemps après, à susciter les commentaires. On en parle encore de nos jours. Un profond malaise a toujours habité les protagonistes, encore accentué par la mort de Ken Miles huit semaines plus tard. Nul doute qu’il n’en serait pas ainsi s’il ne s’était agi d’une telle course, d’un tel enjeu, et d’un tel pilote, au crépuscule de sa carrière, qui s’était donné corps et âme dans le projet Ford GT40. Il semble bien que tout le monde s’accorde pour dire que si c’était à refaire, on aurait procédé différemment.

Rétrospectivement, Jacque Passino, le directeur de compétition de Ford, regretta la façon dont les événements s’étaient déroulés. « Quand vous réfléchissez à la décision que nous avons prise, celle-ci peut sembler stupide ; mais nous avons tous fait beaucoup de choses stupides dans nos vies », dit-il. « Ce sont des choses qui arrivent : nous avons essayé de contrôler notre destin, et en regardant en arrière, peut-être aurions-nous dû faire différemment. De toute façon, peu importe ce que Ford déciderait, il y aurait forcément deux pilotes extrêmement malheureux. Ce qui importait le plus à l’entreprise, ce n’était pas l’ordre d’arrivée, mais le final 1-2-3, avec les Ferrari nulle part. Et c’est ce dont la plupart des gens se souviennent (8). » Faire différemment, mais comment ? Poser la question, c’est y répondre. Et c’est tellement évident que personne n’ose le dire : il suffisait tout simplement de figer les positions, demander à Bruce McLaren de ralentir pour donner un tour d’avance complet à Ken Miles ; et on aurait eu la belle photo à l’arrivée que tout le monde souhaitait. Bruce McLaren n’aurait pas pu refuser : il savait qu’il avait course perdue, et qu’il ne pourrait pas revenir sur Miles.

Leo Beebe, quant à lui, assuma la décision jusqu’au bout. « Tout le monde peut mettre en question notre bon jugement, mais personne ne peut dire que ce ne fut pas une décision prise consciemment (« a consciously arrived-at decision « ), et pour des motifs que nous avions considérés comme valides et justes (9). » Quelle décision prise consciemment ? Il s’agit évidemment de l’arrivée ex aequo (et non du classement final de l’ACO). Ce n’était un secret pour personne que Ken Miles n’était pas en odeur de sainteté auprès de l’état-major de Ford après son comportement à Sebring, et les libertés qu’il prenait avec les consignes de course. Au contraire, Bruce McLaren avait toujours eu un comportement impeccable, et obéi aux instructions qui lui étaient données. Qui plus est, Bruce McLaren avait participé dès le début, en 1963, au projet Ford GT40. Il avait mérité lui aussi – tout autant que Ken Miles – de partager les lauriers de la victoire ; « pour l’ensemble de son œuvre », comme on dit, pour attribuer les distinctions honoris causa.

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Carroll Shelby fut inconsolable. Lors de funérailles qui eurent lieu le 20 août 1966, en accompagnant le cercueil jusqu’à sa destination finale, il ne pouvait s’empêcher de penser que Ken Miles aurait dû emporter le trophée des 24 Heures du Mans dans sa tombe. Bien des années plus tard, le journaliste A. J.  Baime l’interrogea à l’occasion de la préparation de son livre. « Toute ma vie, lui dit Carroll Shelby, je regretterai la décision que j’ai prise en concertation avec Leo Beebe et Henry Ford II. Ken avait un tour et demi d‘avance et il aurait dû gagner. Il en a eu le cœur brisé. Et puis, nous l’avons perdu (10). »

Après l’entretien, en raccompagnant en voiture le journaliste à l’aéroport, Carroll Shelby ajouta : « Je vais aller dans la petite ville je suis né, au Texas, à Leesburg. Ils ont un excellent collège technique. Je vais y fonder une école Carroll Shelby pour ingénieurs-mécaniciens. Je vais mettre cela en place, et il y aura une bourse d’études qui portera le nom de Ken Miles. Il faut que je fasse quelque chose pour lui. »  Et il répéta deux fois : « je ne veux pas qu’on l’oublie. Je ne veux pas qu’on l’oublie (11). »

Notes

(1) A titre d’exemple, Graham Hill, deux fois champion du monde, vainqueur de nombreux Grand Prix, victorieux à Indianapolis, n’eut de cesse d’ajouter les 24 Heures du Mans à son palmarès. Il y parvint finalement en 1972, avec Matra. Son coéquipier Henry Pescarolo témoigna qu’il avait été surpris par la motivation et la détermination de Graham Hill pour remporter cette épreuve.

(2) A. J. Baime, Go like Hell: Ford, Ferrari, and their battle for speed and glory at Le Mans, First Mariner Books, Houghton Mifflin Harcourt, Boston-New York, 2010, page 244.

(3) A. J. Baime, op.cit., page 245.

(4) Preston Lerner, Ford GT: How Ford Silenced the Critics, Humbled Ferrari and Conquered Le Mans, Motorbooks International, 2015, page 159.

(5) Preston Lerner, op. cit., page 162.

(6) A J Baime, op.cit., page 249.

(7) A J Baime, op.cit., page 249. L’auteur a-t-il bien retranscrit les propos de Donald Frey, qui ne manquent pas d’étonner ? Entre dire there is no evidence that it was mechanical et dire there is evidence that it was not mechanical, il y a plus qu’une nuance.

(8) Preston Lerner, op.cit., page 159.

(9) Source: blog.hemmings.com: The vilification of Leo Beebe: Ford’s mission to win Le Mans in 1966. 17 mai 2016.

(10) A J Baime op.cit., page 255. « Un tour et demi d’avance », dit Carroll Shelby, alors que nous avons dit précédemment (3ème partie) qu’il y avait moins d’un tour d’écart. En fait, cet écart fluctuait en fonction des arrêts aux stands des voitures pour le ravitaillement, et il arrivait à Miles et Hulme d’avoir plus d’un tour d’avance.

(11) Je n’ai pas pu vérifier qu’une telle école existait à Leesburg. Mais au sein du Northeast Texas Community College, il existe un Carroll Shelby Automotive Technology Program qui a été créé suite à une donation de 500000 US$ effectuée par Carroll Shelby. Ces fonds ont été utilisés pour l’essentiel pour financer des bourses d’études.

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