Ce furent de belles histoires d’amour. Rien de plus, rien de moins. Comme dans la vraie vie. Sauf qu’on n’était pas dans la vraie vie : ces couples charismatiques plongés dans la furia de la compétition automobile étaient emblématiques d’une appétence débridée de la vie, leur passion fut fulgurante et la course, impitoyable, les brisa à tout jamais. Trois époques différentes, trois cœurs brisés.
Pierre Ménard
Voir également :
Coeurs brisés 1 Elie et Bernd
Cœurs brisés 2 Louise et Peter
Cœurs brisés 3 Nina et Jochen
A l’inverse des deux précédentes évoquées sur ce blog, cette histoire d’amour ne fut pas aussi fulgurante et météorique. Elle eut même quelques ratés à l’allumage et aurait peut-être pu ne jamais avoir eu lieu : Jochen Rindt et Nina Lincoln se rencontrent en 1963 à Zürs, station de ski du Vorarlberg autrichien. Elle a vingt ans, lui vingt et un. Ils se fiancent puis, accaparés par leurs emplois du temps respectifs, se perdent pratiquement de vue. Au point qu’elle lui renvoie un jour sa bague de
fiançailles. Qu’il lui retourne en lui disant qu’elle peut la garder ! Ce n’est qu’au tout début de 1967 qu’ils se retrouvent, presque par hasard, aux Etats-Unis. Ils ont changé, surtout lui. Il est moins cassant, moins arrogant, certainement parce qu’il est devenu un pilote de notoriété mondiale, reconnu et respecté. L’étincelle s’allume à nouveau entre eux et le 5 mars 1967, Jochen épouse Nina dans une petite église de la banlieue d’Helsinki. Les deux époux partent pour un court voyage de noces dans cette station de Zürs où tout a commencé quelques années plus tôt, mais quatre petits jours seulement, car Jochen doit aller en Angleterre disputer la Course des Champions au volant de cette « Scheisse » (1) de Cooper.
Rindt est certainement le pilote le plus prometteur avec Jackie Stewart dans ces mid sixties. Mais Jackie a déjà prouvé qu’il pouvait gagner en Formule 1, ce que son homologue et ami autrichien n’a pas encore réussi à faire. Il a gagné les 24 Heures du Mans, beaucoup de victoires en F2 (dont il deviendra bientôt LE grand spécialiste) mais de victoire en F1, point. Le talent n’est pas en cause. La faute en incombe principalement à cette monoplace Cooper bien trop lourde et à son antique V12 Maserati venu d’une autre époque. Jochen est quelqu’un d’assez entier, et quand il n’aime pas, il n’aime pas : il lui arrive d’insulter sa voiture en allemand tellement elle lui sort par les trous de nez (2) ! Il a néanmoins mûri et ses succès dans les autres catégories en ont fait un homme plus réfléchi. C’est ce qui plait finalement à Nina lorsqu’elle le revoit après ces années où elle en était arrivée à le trouver « insupportable ».
Fille de Curt Lincoln, pilote finlandais co-fondateur du circuit de Keimola, Nina n’est pourtant pas attirée par la compétition. Elle a été séduite par la belle allure à skis de Jochen, mais elle ne s’intéresse pas vraiment au fait qu’il soit pilote automobile. Une fois leur liaison officialisée, elle suit
son fiancé sur les circuits et abandonne de fait ses études bruxelloises dans la haute couture, mais elle entame parallèlement une carrière de top model. Surtout pour rester indépendante vis-à-vis de Jochen qui essaie de lui en coller plein la vue par sa bonne situation financière (suite au décès de ses parents dans un bombardement durant la guerre, il a hérité de l’usine familiale). Sa cote personnelle commence à être prisée et elle pose désormais pour les grands magazines, Vogue, Life ou Look. Jochen la veut auprès d’elle sur les courses, mais elle ne se sent pas attirée par ce milieu. Au cours des deux années qui vont suivre, leurs emplois du temps respectifs vont donc les éloigner l’un de l’autre, jusqu’à une remise en question totale de leur union. Puis, ces retrouvailles improbables début 1967, ce mariage et la pleine et entière acceptation par Nina que sa vie passe désormais par les stands pour soutenir et épauler son mari. Elle va prendre en main certains à-côtés que Jochen néglige, comme sa tenue vestimentaire par exemple. Elle lui fait jeter ses vieilles chemises et pantalons ternes pour des tenues plus flashy directement venues de Soho à Londres. Un couple glamour typique de cette fin des années soixante est né.
Un couple qui va vivre pleinement cette période faste et profiter des aisances que la course automobile procure à ses membres les plus en vue. Nina et Jochen s’installent en Suisse sur les conseils de leurs amis Helen et Jackie Stewart, après un séjour non concluant à Paris, la capitale de la mode que Jochen n’aima pas vraiment. Nina découvre la solidarité des pilotes et leurs compagnes et se lie plus particulièrement à Sally Courage, femme de Piers, le grand ami de Jochen. La naissance de Natasha Rindt en 1968 comble naturellement les deux parents de bonheur, et fait un peu oublier à Jochen cette saison pourrie chez Brabham. Malgré une entente parfaite avec Jack et son équipe, l’ambitieux pilote autrichien ne peut se satisfaire de cette litanie d’abandons liée à un moteur Repco à bout de souffle. Il n’a toujours pas gagné un Grand Prix, et la prestigieuse écurie Lotus lui tend les bras. Bernie Ecclestone, son manager, le pousse à accepter la proposition de Colin Chapman : piloter aux côtés du grand Gragham Hill dans l’équipe de feu Jim Clark – que Jochen admirait – est une offre qui ne peut se refuser ! Nina s’inquiète, elle, de ce qu’on raconte sur Lotus : Chapman construirait des voitures certes rapides, mais fragiles. Alors que les Brabham – qui auront le nouveau Ford-Cosworth en 1969, sont solides. Son mari la rassure : Brabham est effectivement une écurie où il fait bon vivre, mais s’il veut être champion du monde, il doit aller chez Lotus. Où le salaire est bien plus élevé que chez Brabham. Quant à la solidité, il saura faire entendre sa voix face à Chapman.
Quelques mois plus tard sur son lit d’hôpital espagnol, Jochen écrit une lettre à Colin lui demandant de renforcer les pièces susceptibles de casser sur ses voitures. Lors du Grand Prix d’Espagne au Montjuich, la rupture de son aileron arrière a envoyé sa Lotus dans les rails de sécurité et Jochen s’en est miraculeusement tiré avec un traumatisme facial et une fracture du crâne. Un peu comme Stewart après son accident de Spa en 1966, Rindt va entamer une croisade pour la sécurité sur les circuits et les voitures, se préparant là de violents affrontements avec Colin Chapman. Un Chapman que Nina tente d’éviter le plus qu’elle le peut sur les circuits, même si elle dresse le tableau de course à ses côtés dans les stands, comme le font à l’époque la plupart des femmes ou compagnes de pilotes. Malgré son sourire et ses allures de jeune femme libre, elle vit douloureusement les courses à scruter avec angoisse le retour de son mari. Jochen n’est pas le moins inquiet. Il songe à se retirer pour se lancer à fond dans les affaires, un domaine où il se sent performant (3). Mais pas avant de décrocher les victoires qu’il attend depuis trop longtemps et ce titre qu’il sait à portée de son talent. Il en fait la promesse à Nina : une fois tout cela obtenu, il raccrochera.
La victoire tant espérée arrive enfin lors du tout dernier Grand Prix de l’année 1969, à Watkins Glen aux Etats-Unis. Les perspectives chez Lotus pour 1970 étant alléchantes, tant en F1 qu’en F2, le couple et sa petite fille emménagent dans une nouvelle et grande maison au bord du lac Léman que
Nina se fait un devoir de décorer. Sur le plan strictement comptable, la saison 1970 se déroule sous les meilleurs auspices : Chapman a une fois de plus sorti de sa planche à dessin une voiture démoniaque, la Type 72, qui démode instantanément toutes ses concurrentes. Rindt a remporté cinq victoires, dont quatre de rang, et se dirige enfin vers ce titre si convoité. Derrière cette façade idyllique, de lourds nuages pèsent sur Jochen… et Nina. Lors du Grand Prix de Hollande, quelques jours après la mort de Bruce McLaren à Goodwood, c’est Piers Courage, l’ami du couple, qui s’envole vers l’au-delà, brûlé vif dans sa De Tomaso. Jochen est démoli par la douleur et Nina ne supporte plus la présence de la grande faucheuse qui hante les bords de piste. Elle presse son mari d’en finir, lui rappelle la décision de Servoz-Gavin en début de saison, qui a eu le courage d’arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Rindt doute, mais ne veut pas renoncer maintenant que le titre est là, à portée de main. Il demande néanmoins à Maurice Phillippe, le concepteur – avec Chapman – de la 72, de renforcer certaines pièces sur la voiture, mais Chapman s’y oppose, arguant que rien ne prouve que ces pièces soient sujettes à caution. Nina n’adresse désormais plus la parole à l’homme rigide que pour le strict minimum de convenance.
Le Grand Prix d’Autriche fin août doit annoncer le juste sacre de Jochen Rindt. La Lotus 72 est devenue irrésistible et, porté par la griserie des victoires accumulées, le pilote se sent beaucoup plus serein depuis quelques temps. Il a totalement retrouvé le plaisir de courir et évoque même une reconduction de son contrat pour 1971, au grand dam de Nina. Bizarrement, le V8 Cosworth si fiable d’ordinaire choisira cet endroit emblématique pour exploser, reportant le couronnement à l’épreuve suivante, Monza. Nina et Jochen profitent du laps de temps séparant les deux courses pour emmener Sally Courage au bord du lac de Traun en Haute-Autriche pour quelques jours de vacances, puis entament le voyage en Italie.
Un franc soleil brille dans le ciel de Monza en ce début septembre 1970, mais pas dans le stand Lotus. L’atmosphère y est lourde comme un steak and kidney pie de pub de bas étage : Colin Chapman a ordonné d’enlever les ailerons avant et arrière des monoplaces pour gagner les kilomètres/ heures nécessaires sur les longues rectilignes de l’autodrome milanais. John Miles, le coéquipier de Rindt, est terrifié : un arbre de frein a cassé à pleine vitesse sur sa 72 en Autriche, et il pressent que la voiture sera sujette à de fortes torsions sans ces artifices aérodynamiques, et donc très instable. Il demande expressément à Chapman de remonter les ailerons, ce que refuse ce dernier (4). Nina confie à son tour ses craintes à Jochen qui tente de la rassurer du mieux qu’il peut : Miles n’a que peu d’expérience, et c’est la solution incontournable pour gagner ici. Et en finir une fois pour toutes avec tout ce stress qui s’accumule. La suite est, hélas connue. Le samedi 5 septembre après-midi, assise sur son pliant au-dessus de la voie des stands, Nina Rindt regarde s’éloigner la Lotus dépourvue d’ailerons de son mari. Quelques minutes plus tard, le bruit des moteurs se tait petit à petit, puis Jackie et Helen Stewart arrivent, le visage blême. Nina est emmenée derrière les stands. La chaleur est à peine supportable, un tourbillon vertigineux l’enserre, elle entend un hélicoptère s’envoler, puis un prêtre italien vient à sa rencontre. Il lui demande d’avoir du courage.
Nina Rindt vint en fin d’année au siège de la FIA à Paris, accompagnée de Jackie Stewart, pour se voir remettre officiellement le trophée de Champion du Monde des conducteurs qui revenait à son mari. L’histoire de cet achèvement était d’autant plus cruelle que ce que craignait Nina au plus profond d’elle depuis que Jochen avait signé avec Lotus était arrivé : une pièce avait cassé, une fois de plus. Un arbre de frein, creux à ce qu’on lui expliqua. Nina s’en fichait qu’il soit plein ou creux, mais elle sut que seul Chapman faisait cela afin d’économiser du poids embarqué.
Elle sut aussi qu’il fit remplir les arbres de freins par la suite, mais ça ne lui rendrait pas Jochen. Nina refit sa vie sentimentale à plusieurs reprises. Elle eut une autre fille, Tamara, d’un deuxième mariage, et poursuivit son existence dans la discrétion de sa maison de Suisse, où elle vit toujours. Elle ne participe à aucune commémoration ou autre manifestation de ce genre, sauf quand Helen et Jackie décident de l’emmener, comme à Montlhéry en octobre dernier lors de la célébration des quarante ans de la disparition d’un autre funambule de la vitesse, disparu le 6 octobre 1973 à Watkins Glen.
(1) Cette « Cooper de m… »
(2) Le V12 Maserati était devenu si peu fiable en 1967 que la patience de Rindt fut poussée à bout. A Watkins Glen lors de son avant-dernier Grand Prix chez Cooper, sentant les prémices de la panne arriver lors des essais libres, il fit exploser volontairement le moteur italien d’un coup d’accélérateur rageur au point mort ! Lorsqu’il raconta, hilare, l’anecdote à son fidèle mécanicien Ron Dennis, Jochen ne vit pas derrière lui son directeur sportif Roy Salvadori qui n’en perdait pas une miette. Celui-ci sanctionna son pilote d’une interdiction de piloter lors du dernier Grand Prix.
(3) Il a monté en 1965 le fameux Jochen Rindt Motor Show à Vienne – où en 1969, il serrera parmi les mains qui se tendent dans la foule celle d’un jeune admirateur du nom de Andreas Nikolaus Lauda – et pense à monter une ligne de vêtements qui verra le jour en 1970.
(4) Concernant ce dramatique week-end de Monza, on pourra se référer à l’excellent texte que John Miles écrivit sur cette problématique des ailerons et qui fut traduit en français par Patrice Vatan ; suivre ce lien : John Miles, la fin de Jochen Rindt.
Légendes photos :
1- Les beaux jours sur le lac Léman en 1970 © D.R.
2- Jochen et sa Cooper, Monza 1967 © D.R.
3- Nina cover girl, 1966 © D.R.
4- Les sourires après la victoire au Grand Prix de Grande-Bretagne, Brands Hatch 1970 © D.R.
5- Nina, Jochen et Colin Chapman en 1970 © D.R.
6- Jochen, Brands Hatch 1970 © D.R.
7- Jacqueline, Nina et Helen, Montlhéry 2013 © Pierre Ménard