Thomas D. McAvoy est connu pour être un des photographes historiques de Life Magazine. Plus précisément, il fait partie des quatre photographes qui furent recrutés pour la parution du premier numéro de Life en 1936. Il s’était fait connaître en 1935 avec une série de photos de Franklin D. Roosevelt, prises sur le vif lors d’une réunion de travail à la Maison Blanche. La simplicité, la spontanéité, la candeur furent sa marque de fabrique tout au long de sa carrière qu’il poursuivit avec Life Magazine jusqu’en 1960. Pour cette raison, le reportage photographique qu’il effectua sur l’équipe Ferrari en 1956, des usines de Maranello jusqu’au Grand Prix de Monaco, est un témoignage irremplaçable pour ceux qui veulent saisir, comprendre, « capturer » ce que fut l’ambiance des grands prix à cette époque.
René Fiévet
Des pilotes et des femmes
Plusieurs centaines de photographies sont disponibles sur le site des archives de Life Magazine, souvent très réussies et intéressantes (1). Un régal pour les connaisseurs. De cette série de photos, dont je n’ai extrait que quelques unes, il émane une atmosphère de simplicité, de décontraction, de détente, de bien être, de joie de vivre très éloignée de celle des grands prix modernes. Et surtout une très grande proximité avec le public : ces demi-dieux de l’époque étaient infiniment accessibles et même disponibles. On pouvait les toucher du doigt, presque leur taper sur l’épaule. Peut-on en dire autant de nos jours ?
Evidemment, il n’est pas possible de publier toutes ces photos et de les commenter sur Classic Courses. Il faut trouver une approche, un angle d’attaque, un thème. C’est Pierre Ménard (« Cœurs brisés », 4 avril 2014) qui m’a donné l’idée de m’intéresser à la présence des femmes sur les circuits. A Monaco, en cette année 1956, il y a quatre pilotes Ferrari : Fangio, Collins, Castelotti et Musso. Chacun est accompagné d’une femme ; et bien entendu celles-ci apparaissent fréquemment dans le reportage de McAvoy, qui semble s’être tout particulièrement intéressé à cette question. Je vous propose donc un voyage dans le temps. C’était il y a près de 60 ans…
Fangio : jamais sans Beba
Est-il nécessaire de présenter Beba (Andreina, Berruet Espinosa), la compagne de Fangio, omniprésente à ses côtés durant toute sa carrière européenne ? Omniprésente est le mot, car il est rare de ne pas la voir auprès de lui une fois que Fangio a arrêté sa voiture au bord des stands. A coup sûr, Beba aimait bien « être sur la photo », et partager un morceau de la gloire immense de l’homme qui partageait sa vie. Il faut dire aussi qu’elle avait un talent particulier, celui de cannibaliser les photos sur lesquelles elle figure. Elle est tellement expressive que même quand elle est prise à l’improviste, elle attire tout de suite le regard. Mais présenter les choses de cette façon seulement serait probablement injuste : Beba n’était pas seulement présente, elle était nécessaire, comme en témoignent les nombreuses images dont nous disposons d’elle, toujours active et même affairée auprès de son homme. J’ai lu quelque part que Fangio, pour lutter contre ses jeunes rivaux (qui avaient souvent 20 ans de moins que lui), avait besoin d’une vie très réglée, et notamment de 12 heures de sommeil chaque jour. Pour que cela soit possible, il fallait que Beba prenne en charge les détails de la vie quotidienne.
Les quatre pilotes Ferrari sont regroupés sur cette photo : de gauche à droite : Castelotti, Fangio, Musso et Collins. Beba est au centre de la photo avec Fiamma Breschi à ses côtés.
La liaison entre Fangio et Beba commença à la fin des années 30 et a, par conséquent, correspondu à la totalité de la carrière sportive de Fangio. Ils eurent un fils ensemble en 1938, prénommé Oscar, mais ils ne furent jamais mariés. Il est vrai que, s’agissant des femmes, Fangio avait la réputation d’avoir le regard oblique et l’attention vagabonde. De façon caractéristique, le couple se sépara en 1960, deux ans seulement après la retraite sportive de Fangio. Ce dernier commenta ainsi la fin de cette liaison : « quand j’ai pris ma retraite de la compétition, j’ai pensé que nous allions commencer à avoir enfin une vie pour nous deux. Mais quelque chose avait changé. Nous avons commencé à nous disputer, et les scènes de ménage devenaient de plus en plus violentes. Quand un homme et une femme cessent de se respecter mutuellement, le moment est venu d’en finir. » Nul doute que Beba ne pouvait dissocier sa liaison avec Fangio de l’excitation que lui procurait le sport automobile, et de l’existence merveilleuse qu’elle vivait avec cet homme exceptionnel et adulé. Quand tout cela prit fin, que Fangio redevint un homme comme les autres, le choc fut probablement trop rude pour elle. On peut comprendre cela.
A gauche : quel est ce document que Bernard Cahier montre à Fangio et Beba ? Collins est très intéressé. A droite : Beba très occupée auprès de son homme qui va commencer (ou vient de terminer) sa séance d’essais.
Peter Collins et la « stylish girl »
Peter Collins participa à ce Grand Prix de Monaco accompagné d’une fort jolie jeune femme dont je précise tout de suite qu’il ne s’agit pas de Louise King qu’il ne rencontra qu’en février 1957. Qui est cette jeune personne ? On ne le sait pas. J’ai fait une recherche sur internet, et les différents forums de discussion qui se sont intéressés à la question ont été incapables de fournir une réponse. Une seule conclusion définitive : il s’agit d’une française ou d’une italienne. Ce ne peut pas être une anglaise, car elle est vraiment trop « stylish », écrit un lecteur de TNF (« Forum Autosport – The Nostalgia Forum »), lui-même anglais. Un autre lecteur de TNF, anglais lui aussi, renchérit : avec une coiffure aussi soignée, ce ne peut être qu’une française. Comme on le voit, la jeune femme a la taille mannequin. Certains objecteront qu’elle est un peu petite pour travailler dans cette profession (Peter Collins lui-même ne dépassait 1m70, et il est nettement plus grand qu’elle). Mais à l’époque les mannequins professionnels pouvaient être de petite taille.
Les deux tourtereaux semblent se trouver très bien ensemble, ainsi qu’en témoigne une photo où ils sont pris « dans une attitude qui ne laisse aucun doute sur la nature réelle de leur relation » (comme on disait dans le temps dans les tribunaux pour juger les cas d’adultère). Mais même sur ce point, le doute est permis. Après tout, on sait maintenant que le fameux « Baiser de l’Hôtel de Ville » de Robert Doisneau fut réalisé par un couple de jeunes gens recrutés pour l’occasion. S’agit-il d’une union de circonstance pour les besoins du photographe ? Franchement, je ne le pense pas. Je n’imagine pas trop Peter Collins se prêter à ce genre de mascarade. Plutôt bien fait de sa personne, avec une gueule d’acteur de cinéma, on l’imagine aisément entouré de fort jolies filles. Et passer de l’une à l’autre sans trop de difficultés. Et pour ce vigoureux jeune homme de 24 ans, les femmes constituent sans doute, après le sport automobile, l’essentiel de ses préoccupations. D’ailleurs, il ne s’en cache pas. Si vous regardez l’arrière de sa voiture, en dessous de la plaque d’immatriculation, il y a une affichette (un « sticker ») au contenu très explicite : « I like girls ! ». Sa voiture est une Ford Zephyr, immatriculée en Angleterre (et avec conduite à droite), et on peut supposer que c’est avec une certaine jubilation qu’il a affiché cette forte conviction tout au long de son trajet sur la Nationale 7 qui le conduisait d’Angleterre vers le sud de la France.
Peter Collins en compagnie de la jeune femme : dans les rues de Monaco, dans les stands, en voiture, dans une réception (où on la voit en discussion avec Mike Hawthorn). On raconte que Louise King, que rencontrera et épousera Peter Collins l’année suivante, se trouvait à Monaco au même moment et fut présente dans la même réception que lui sans faire sa connaissance. Peut-être s’agit-il de cette soirée.
A l’évidence, la vie est douce pour Peter Collins : il a une très bonne voiture (une Lancia Ferrari D 50), qui lui permettra peut-être de gagner la course, et autour de lui les filles tombent comme des mouches. Que peut-il demander de plus ? On ne sent chez lui aucune inquiétude ou nervosité à la veille de ce Grand Prix. La tension nerveuse n’interviendra qu’au moment où il se glissera dans l’habitacle de sa Ferrari.
Les deux femmes d’Eugenio Castelotti
Ce n’est pas une femme, mais deux femmes qui occupent les pensées d’Eugenio Castelotti. La première, la plus importante, c’est sa propre mère qui l’accompagne pour ce grand prix de Monaco et que l’on peut voit sur plusieurs photos, notamment lors des essais, mais aussi au restaurant. Mais il y a aussi une seconde femme qu’il rencontre semble-t-il fortuitement au détour d’une rue, accompagné de plusieurs personnes de son entourage. Fortuitement? Rien n’est moins sûr car il s’agit en fait de Delia Scala, danseuse et actrice, avec laquelle il a noué une relation amoureuse. Si le reportage de Life Magazine ne nous dit rien sur l’identité de cette personne, c’est la conclusion à laquelle ont abouti certains forums de discussion. Et c’est également la mienne après enquête. Sur les photos, Delia Scala apparaît souvent avec les cheveux courts ; mais il existe d’autres photos d’elle, où elle apparaît avec de longs cheveux blonds et bouclés, notamment au moment de sa relation avec Castelotti. Je n’ai aucun doute : c’est bien elle.
Eugenio Castelotti et sa mère en pleine discussion avec Bernard Cahier (de dos). Je n’ai pas pu identifier l’autre personne figurant sur la photo (et que l’on voit aussi sur la première photo à gauche) : avis aux connaisseurs de Classic Courses (Jean Paul Orjebin, qui connait tout sur l’écurie Ferrari ?).
Un moment de détente au restaurant pour Eugenio Castelotti et sa mère.
Mais alors, pourquoi cette apparition furtive, sur deux photos de McAvoy, alors que la mère de Castelotti est omniprésente dans le reportage du photographe ? Pour une raison simple : Delia Scala est une femme mariée, et il est évidemment hors de question que ce jeune homme de bonne famille, issu d’un milieu aisé et fortuné, s’affiche avec cette femme en présence de sa mère. Le scandale serait immense, dans l’Italie de cette époque encore tremblante d’effroi de la liaison entre Ingrid Bergman et Roberto Rossellini quelques années auparavant, et indignée par la relation adultère de Fausto Coppi et de la « Dame blanche ». Delia Scala s’était mariée à 15 ans, en 1945, avec un officier de l’armée grecque, héros de la guerre de libération contre les nazis (et dont je suppose qu’il avait été nommé attaché militaire à Rome à la sortie de la guerre).
Mais l’union n’avait pas duré plus de deux ans. A cette époque, le divorce n’était pas possible. Finalement, ce n’est qu’en octobre 1956 que Delia Scala parvint à faire annuler le mariage (au motif que celui–ci ayant été conclu selon le rite orthodoxe, il n’avait pas de validité aux yeux de l’Eglise catholique). La liaison entre les deux jeunes gens, beaux et célèbres, put enfin s’afficher au grand jour et, dit-on, remplit d’émotion et de ferveur l’Italie tout entière. Pour quelques mois seulement… En mars 1957, alors qu’il se trouvait à Florence en compagnie de Delia Scala, Enzo Ferrari téléphona à Castelotti pour lui ordonner de revenir immédiatement à Modène pour effectuer des essais. En effet, Jean Behra venait de battre le record de la piste avec la 250F, et il fallait réparer l’outrage. Il était hors de question que le record de la piste ne soit pas la possession de Ferrari. Fort contrarié, Castelotti n’osa dire non et quitta Florence et sa bien-aimée pour Modène le lendemain à 5 heures du matin, d’humeur maussade. Peu après le début des essais, il quitta la piste, percuta un mur et fut tué instantanément (2).
Eugenio Castelotti, en ballade avec des proches, rencontre une jeune femme qui n’est autre que Delia Scala. A l’évidence, la rencontre n’a rien de fortuit. On remarque aussi l’élégance vestimentaire de Castelotti qui était très pointilleux sur cette question.
Delia Scala donnant la réplique à Jean Gabin dans « Touchez pas au Gribi » en 1953 (source: www.IMDB.com). Elle est difficilement reconnaissable avec les cheveux courts, mais sur une photo prise au début 1957 en compagnie de Castelotti, la ressemblance est saisissante avec « l’inconnue » rencontrée au grand prix de Monaco. (source: http://pilotosesquecidos.blogspot.com)
Delia Scala fut une immense célébrité en Italie, notamment à la télévision. Elle apparut aussi dans une quarantaine de films, et n’est pas totalement inconnue en France où elle figure dans plusieurs films, notamment « Avant le déluge » d’André Cayatte (1953), et surtout le célébrissime « Touchez pas au grisbi » de Jacques Becker (1953). Dans ce dernier film, elle n’apparaît que deux minutes mais crève l’écran dans le rôle d’une secrétaire provocante (la secrétaire du « fourgue » auprès de qui Max le Menteur, alias Jean Gabin, veut écouler les bijoux volés). On dit que c’était une femme généreuse et pleine d’humour. A sa mort en 2004, le Président de la République italienne lui rendit un vibrant hommage.
Les deux hommes de Fiamma Breschi
Y eut-il jamais, dans le monde de la Formule 1, plus beau couple que celui formé par Luigi Musso et Fiamma Breschi ? Je ne le pense pas. Grands tous les deux, beaux, d’une élégance naturelle et pleine de simplicité, ils personnifient ce que l’on appellerait aujourd’hui les « beautiful people ». Fiamma Breschi avait 17 ans quand elle rencontra Luigi Musso en 1952. Il avait dix ans de plus qu’elle et, pour elle, il quitta sa femme et ses enfants. Elle était une jeune actrice en herbe, et on retrouve sa trace dans au moins deux films tournés en 1954. Mais sa rencontre avec Musso semble l’avoir décidée à mettre fin à sa carrière cinématographique. Elle devint une silhouette familière des grands prix et autres courses automobiles où elle l’accompagnait régulièrement. Elle fut, dit-elle, passionnément amoureuse de Luigi Musso. Quand Musso trouva la mort à Reims en 1958, on dit qu’elle tenta de se jeter par la fenêtre de l’hôtel et qu’il fallut la présence constante de Beba Fangio et Lulu Trintignant (la femme de Maurice), toute la soirée et le lendemain, pour l’empêcher de commettre l’irréparable.
Ce petit geste plein d’attention et de douceur dit tout de l’amour que Fiamma Breschi porta à Luigi Musso. Sur la seconde photo, où on la voit derrière Musso, elle a dénoué sa queue de cheval.
Une photo très réussie de McAvoy où l’on voit Fiamma Breschi écrire sur un petit carnet au moment où Horace Gould passe avec sa Maserati. On reconnaît aussi Fangio, de dos, accoudé sur le muret du stand.
Après la mort de Musso, Fiamma Breschi resta en contact étroit avec Enzo Ferrari. La relation fut d’abord épistolaire puis, assez rapidement, devint professionnelle puisqu’elle se mit à travailler pour Ferrari, où elle se consacra plus particulièrement au « design » des voitures. Elle apportait ce qui manquait à Enzo Ferrari : un regard féminin sur ses voitures. On dit aussi qu’elle joua le rôle d’agent de renseignement de Ferrari, lui rapportant ce qu’elle voyait à Maranello et parfois sur les circuits. Une intrigante, en quelque sorte.
Mais, peu à peu, la relation prit une autre tournure et le Commendatore commença à révéler des intentions plus profondes. Fiamma Breschi raconte : « il a commencé à me désirer. D’abord, ce furent des allusions, et plus tard, cela devint très clair. Cela a commencé avec des lettres, puis a continué avec des conversations téléphoniques qui pouvaient durer pendant deux heures. Il m’appelait quand les ingénieurs étaient partis déjeuner, et après quand ils étaient rentrés chez eux, chaque fois qu’il avait une minute à perdre. Il me dit qu’il ne pouvait pas imaginer sa vie sans moi. J’ai refusé ses avances, mais il a continué à m’écrire avec une passion qui, selon ses propres termes, le consumait littéralement. Cela a duré pendant des années. »
Enzo Ferrari et Fiamma Breschi, bien des années plus tard (source : http://thinkdesignmagazine.blogspot.com).
Fiamma Breschi a écrit un livre (« Il mio Ferrari : memorie di una signora della Formula 1 » – Ugo Mursia Editore, 1998), tout à la gloire d’Enzo Ferrari et dans lequel elle règle quelques comptes, notamment avec Collins et Hawthorn, les coéquipiers de Musso en 1958. Et surtout, s’agissant de la vie sentimentale d’Enzo Ferrari, elle remet Laura Ferrari (l’épouse officielle) et Lina Lardi (la maîtresse officielle) à leur vraie place, qui ne fut pas la première. « Je fus la femme de sa vie », conclut-elle en forme d’épilogue triomphal. Et sans avoir jamais rien cédé sur l’essentiel, semble-t-il (3).
- Toutes ces photos sont librement accessibles sur le site Google qui héberge les archives photos de Life Magazine (http://images.google.com/hosted/life). Une fois sur le site, il suffit de taper « Ferrari 1956 » sur le moteur de recherche. Les photos peuvent s’afficher en plein écran.
- Dans ses mémoires (« Mes joies terribles« , Robert Laffont, 1964), Enzo Ferrari évoque la relation entre Castelotti et Delia Scala. Je n’ai plus le livre à ma disposition, mais je crois me souvenir qu’il pensait que cette liaison perturbait Castelotti au plan psychologique, du moins par rapport à son métier de pilote de course. En d’autres termes, son esprit était occupé ailleurs. D’où peut-être l’accident… Il ne l’écrivait pas de façon explicite, mais c’était fortement suggéré.
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Source : Richard Williams, « Mistress of the maestro of Maranello », 23 janvier 2004 (www.theguardian.com).