29/08/2015

Guy Ligier 1930-2015 (1/3)

Quelle que soit l’opinion qu’on peut porter sur les multiples péripéties de son écurie, on ne peut que reconnaître que Guy Ligier a su hisser haut le flambeau tricolore et que son caractère volontaire a motivé bien des enthousiasmes. La France du sport automobile s’est identifiée à cet artisan fort en gueule et l’a suivi jusqu’aux portes du paradis. Guy Ligier était un personnage incontournable des circuits et ses voitures bleues ont enluminé bien des pages du grand livre de la course. Mais, laissons la place à ceux qui l’ont bien connu, c’est eux qui en parleront le mieux.

Propos recueillis par Pierre Ménard

Jean-Pierre Jabouille.

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Comment avez-vous reçu l’annonce du décès de Guy Ligier ?

En premier une grande tristesse. Mais je l’avais vu à l’inauguration d’un musée à Magny-Cours il y a quelques mois et j’avais noté qu’il n’était pas très en forme. Il laisse derrière lui une grande partie de la F1 française. Guy a fait beaucoup pour le sport automobile français, Magny-Cours par exemple, il a construit de nombreuses voitures qui portent son nom. Au-delà de  tout ça, c’était quelqu’un de très sympa, passionné comme on peut l’être et avec qui je m’entendais très bien. A un moment de ma carrière, quand ça marchait bien pour moi, j’avais pris la décision de rejoindre Ligier parce qu’il allait avoir le futur moteur turbo [Fin 1980 pour la saison 81, NDLA]. Guy voulait absolument me récupérer et j’ai alors eu cet accident [Canada 1980 sur Renault, NDLA] qui a un peu tout bouleversé. Le moteur Matra ne s’est jamais fait et du coup, j’ai recommencé à courir un peu pour Guy mais physiquement, je n’étais plus au top. Mon contrat s’est alors transformé : j’ai remplacé Gérard Ducarouge à la tête de l’écurie Ligier et avec Jacques Laffite, on a gagné dans des endroits où normalement Renault aurait du gagner. J’étais très fier de ça, et Guy aussi. Et on s’est quand même battu pour le championnat jusqu’au bout [1981, NDLA]. Voilà… j’arrive même pas à penser qu’il a disparu parce qu’il a tellement marqué de son empreinte le sport automobile français que, dans ce domaine-là, il sera inoubliable.

C’était un homme qui aimait la vie, en plus…

Ah ça oui (rire) !… Il aimait pas, il adorait. Il avait une petite faiblesse, c’était de boire un petit coup avec ses copains et sa très grande faiblesse, c’était de fumer comme un pompier ! Je trouvais que c’était déjà un défi à la science tellement il avait dévoré la vie goulûment de toutes les manières.

Jean-Pierre Paoli.

guy ligier,classic courses,pierre ménard,jacques laffite,jean-pierre paoli,gérard larrousse,jean-pierre jabouilleVous avez piloté pour Guy en endurance et tenu les rênes de son écurie de F1, votre sentiment aujourd’hui qu’il n’est plus là ?

Disons que j’ai coopéré avec lui, sous ses ordres et sous sa bienveillance, parce qu’on ne pouvait pratiquement faire que ce qu’il avait choisi de faire et les marges de manœuvres qu’il nous laissait étaient extrêmement faibles. Il était au courant de tout sur la voiture, dans tous les détails ! Mais c’était aussi un type passionnant et gentil comme tout, en dehors des périodes d’excitation sur le circuit où là, il pouvait être hors de lui.  

C’était connu : il explosait de temps en temps…

Ah oui, il explosait au TNT (rire) !… Je me rappelle que dans son bureau de Vichy, il avait une immense table ovoïde en marbre de chez Knoll, très moderne, et sur son bureau il y avait un téléphone. Vous savez, ces téléphones de l’époque en bakélite et à cadran circulaire, on était dans les années 80. Et chaque fois qu’il était très en colère, il tapait ce téléphone sur le marbre. Du coup, j’avais stocké quelques téléphones de réserve parce qu’à chaque fois, le téléphone était broyé (rires) !… Et, quand il avait bien broyé son téléphone, il reprenait son souffle et, si on était autour de 18-20 heures, il disait : « Jean-Pierre, sors-nous une bouteille de Ricard ». Et on buvait un Ricard avec les mecs avec qui il venait de s’engueuler !

Je me souviens aussi d’une colère mémorable aux 24 Heures du Mans, 1973 je crois. Il tenait absolument à ce que Jacques et moi [Laffite pilotait avec Ligier cette année-là, Paoli faisant équipe avec Couderc sur les Ligier-Maserati, NDLA], on ne mette pas de petite équerre sur l’aileron arrière parce que ça faisait perdre de la vitesse sur la ligne droite des Hunaudières. Et nous, on soutenait que sans cette équerre, la voiture était trop instable dans les virages rapides. Eh bien, il s’est débrouillé pour prendre le volant, il a fait trois tours, dont un où il a roulé 17 km/h plus vite que nous ! Parce qu’il était à fond, et qu’il voulait rester à fond, ce qu’on estimait raisonnablement impossible. Il nous a fait la démonstration que c’était possible, mais ceci dit, son temps au tour n’était pas terrible parce que justement, la voiture était limite dans les passages rapides.

Ducarouge m’avait raconté comment il avait un jour piétiné les pontons de la Ligier…

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Ah oui, mais Guy soutenait –  et il avait raison – que le vieillissement des pontons était trop rapide, qu’ils fléchissaient et perdaient de leur efficacité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, après les performances extraordinaires du début de saison [1979, NDLA], elles ne mettaient plus « un pied devant l’autre » ensuite. Il y avait bien un laminage du carbone, c’était mal maîtrisé à l’époque, et, pour démontrer qu’il avait raison, il a sauté sur la voiture à pieds joints jusqu’à ce que le ponton s’écroule (rires) ! C’était en fait un moyen de passer sa colère et en même temps de démontrer la justesse de son argument.

En 1981, vous n’êtes pas passés loin du titre mondial.

Jacques a perdu à Las Vegas dans la dernière manche, parce qu’en fait, je pense que Guy a commis l’erreur de sa vie en mettant sur Jacques une pression qui était trois fois trop forte. Pendant huit jours, il lui a expliqué presque nuit et jour qu’il fallait faire ceci, faire cela, ne pas faire ci, ne pas faire ça, etc. Et Jacques était dans un état de décomposition avancé avant même de monter dans la voiture ! Il était vraiment dans une situation de faiblesse psychologique dont la responsabilité incombait, de mon point de vue, à Guy. Qui lui-même avait une pression tellement énorme sur son dos car il voyait qu’il avait là la chance d’être, ou de ne pas être, champion du monde.

Avec le recul, que retenez-vous de ce qu’était Guy Ligier ?

Que c’était un homme qui a construit sa vie comme il l’entendait. Il a commencé comme garçon-boucher, puis est passé à l’aviron, au rugby [Talonneur au RC Vichy et en équipe de France B, NDLA], la moto, la voiture, tout ça en étant « passé devant l’école sans s’arrêter ». Il avait une force de caractère et un talent pour nouer des amitiés extraordinaires. Les gens qui le rencontraient commençaient à l’apprécier au bout de dix minutes, et ça durait vingt ans ! Toute sa vie, il s’est intéressé à ce qu’il faisait avec la même passion. Y compris à la fin quand il voulait construire un proto pour Le Mans. Il voulait voir son nom briller au palmarès.

La vie s’est donc arrêtée là. Il n’a jamais accepté d’arrêter de fumer ses deux ou trois paquets par jours en sachant pertinemment que ça le mènerait plus rapidement au bout. S’il voulait boire un coup, il buvait un coup, et tout comme ça. Il a vécu en homme libre. Il avait eu un rein explosé dans un accident en course, au Nürburgring je crois. Le chirurgien qui l’a opéré lui avait dit : « maintenant, tu as le choix entre deux solutions : soit tu fais très attention toute ta vie à ce que tu manges et ce que tu bois pour ne pas surcharger ton rein unique, soit tu auras peut-être la chance que ton rein fasse le travail de deux ». Et c’est ce qui s’est passé : il n’a jamais tenu compte du fait qu’il n’avait qu’un seul rein. Les médecins lui disaient : « Guy, arrêtez de fumer, ou bien fumez des cigarettes électroniques ». La seule époque où il a fait un effort, c’est quand il mettait des patchs, mais comme il fumait autant qu’avant, il disait que finalement, c’était plutôt mieux avec les patchs que sans (rires).

Gérard Larrousse.

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Vous avez piloté et travaillé pour Guy Ligier, que vous évoque sa disparition ?

Guy a eu une vie bien remplie et sa qualité première était qu’il était un grand passionné de sport automobile. Il a donné de sa personne puisqu’il a eu un grave accident et, jusqu’à ces dernières années, il a toujours été un grand passionné de la course. A plus de 80 ans, il était encore là, à fabriquer des voitures, associé avec Tico Martini, il voulait faire des protos, un véritable amoureux de la course jusqu’au bout.

C’était un grand enthousiaste. Il était très brut de fonderie, passant du grand abattement au grand optimisme…

Oui… ah, il avait ses défauts et ses qualités, comme tout le monde (rires). Il pouvait être très dur à certains moments, très en colère – il était un peu soupe-au-lait de temps en temps – mais il avait beaucoup de bons côtés, notamment avec sa famille ou avec ses amis, c’était un homme très sympathique à côtoyer. J’ai eu la chance de le côtoyer en 85 et 86 comme directeur sportif de l’écurie, ce furent deux années en Formule 1 qui se sont très bien passées. Après, il m’en a pas mal voulu quand je suis parti fonder ma propre écurie et on s’est bagarré à ce moment-là, mais bon… c’est la vie (rire).

La victoire du Tout Auto en 1974, c’est un bon souvenir, je suppose ?

Ah oui, c’était génial. Il entretenait une ambiance très paternaliste dans son équipe et, honnêtement, je n’ai que des bons souvenirs autant lorsque je courais pour lui ou lorsque j’étais directeur chez lui.

Jacques Laffite.

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La disparition de Guy Ligier, je suppose que ça vous touche particulièrement ?

Oui, dans la mesure où on se connaissait depuis près de 45 ans. J’ai fait toute ma carrière en Formule 1 grâce à lui, et pour lui, c’est un homme qui a été d’une importance capitale dans mon développement personnel.

On peut parler de père spirituel ?

Oui, complètement. Un second papa en quelque sorte.

Vous vous rappelez votre première rencontre avec lui ?

Bizarrement non. Je me rappelle Le Mans, bien sûr, où j’avais été mis en relation avec lui par BP, puisque j’étais BP en Formule Renault. Mais la première rencontre, non. Ça avait du m’impressionner parce que je me souviens qu’au Mans, quand on courait sur la même voiture, j’arrivais pas à mettre à fond dans la ligne droite et lui, il y arrivait. Et du coup, je pensais que Le Mans, c’était pour les pilotes d’expérience et j’étais très intimidé…

Il vous impressionnait ?

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Oui, il était impressionnant, il avait son caractère et ses idées bien ancrées. C’était pas toujours bon, vous me direz, mais au moins il avait des idées, ce que tout le monde n’a pas. Il suivait son chemin. Il est parti de zéro pour arriver là où il est arrivé, c’était formidable ! Il a aidé tout le monde. Tous les pilotes français ont conduit une de ses voitures. C’est comme Tico Martini, on a presque tous conduit des Martini, c’est impressionnant. Moi, ma carrière, elle se résume à Tico Martini et Guy Ligier. Et Frank Williams aussi.

Mais Guy, ce sont vos plus belles heures de gloire…

Oui, mais on se les ait offertes mutuellement. Les gens connaissaient Guy comme un gars bourru, avec des idées bien précises, et des contradictions, mais moi ce que j’aimais chez lui, c’est qu’il avançait toujours. Il ne s’arrêtait jamais, il gravissait les obstacles, il était très chef d’entreprise, avec énormément de charisme pour tous ses employés. Il les connaissait tous, la femme, les enfants, il faisait le père Noël pour Noël, c’était un mec formidable ! Et puis j’aimais son caractère frondeur, bagarreur, rien ne l’arrêtait. Il a été un enfant sans parents assez tôt, seul dans la vie, il fallait bosser, il a quand même réussi à monter toutes ses entreprises. Il a fait faillite dans le BTP, pour des raisons de contrat – peu importe – et bien il s’est relancé, il a construit des SM-Maserati pour Citroën puis, quand la production s’est arrêtée, il a réfléchi et pensé que dans les campagnes, beaucoup de gens devaient se déplacer mais n’avaient pas le permis, qu’il fallait les aider, alors il a construit ces petites voitures sans permis. Une belle idée qui partait d’un bon sentiment. Et en sport automobile, il se battait pour les budgets, il s’est battu contre la loi Evin visant à interdire la publicité sur les voitures – et il est arrivé à ce que les sports mécaniques en soient exempts – il adorait son boulot. Et on lui doit évidemment toutes les victoires acquises. C’est un homme qui a pris la vie du bon côté, il s’est battu et a bien vécu.

A propos de victoire et de son enthousiasme, vous vous rappelez sa réaction lors la première victoire d’une Ligier en F1, lorsque vous gagnez en Suède en 77 ?

En fait, il n’avait pas pu venir sur le circuit, on l’a rejoint à Paris après. Le dimanche soir, on a bu un coup avec Gérard et les gars de chez Matra – la soirée a été longue ! Et on l’a retrouvé le lendemain à Paris. Il pleurait comme une madeleine. Pour lui, et pour nous, c’était un moment formidable parce que ça concrétisait tous les espoirs placés dans la construction de cette écurie – c’était une jeune écurie, elle n’avait qu’un an et demi. C’était une belle victoire qui a permis tout le reste. Ça a permis à la France et aux Français de savoir qu’il y avait une équipe bleue qui rivalisait avec les Anglais. Et Guy en était fier. Le bleu, c’est le bleu de France, c’était son bleu à lui, c’était un amoureux de la France. C’est triste, mais il a tellement bien vécu que… voilà.

 

Photos © DR
1- Guy Ligier 1975
2- Guy Ligier et Jean-Pierre Jabouille 1981
3- Jean-Pierre Paoli 1973
4- Guy Ligier et Gérard Larrousse 1985
5- Jacques Laffite et Guy Ligier 1976
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